mardi 25 août 2015

Keith Richards, le roc du rock (Le Monde)




A 71 ans, l’éternel rebelle ressemble à sa légende jusqu’à la caricature. Avec « Crosseyed Heart », il remonte aux origines de sa musique.

 


C’est une expression un peu agaçante, « rock star ». On prend un chef de cuisine, une sportive, et on dit : « C’est une vraie rock star », pour signifier l’adulation dont cette célébrité-là fait l’objet, l’excitation irrationnelle que sa présence suscite. On s’en sert à tort et à travers, de ce mot composé, « rock star », mais quand Keith Richards entre dans une pièce, on en comprend les racines.

Quelques moments plus tard, on distinguera les tourments que le temps a infligés au visage du pâle adolescent qui se tenait sur la pochette de December’s Children (Decca, 1965 — il y a un demi-siècle), le gris de la tignasse. S’impose d’abord l’ineffable présence d’un être qui semble descendu des innombrables posters qui ornèrent des chambres d’adolescents à travers les décennies. Le rock est mort, mais quelques-uns de ses dieux ne se sont pas résolus à le suivre dans la tombe : Paul McCartney, Bob Dylan, Mick Jagger (le frère siamois) et Keith Richards. Surtout Keith Richards, qui ne s’est jamais écarté des chemins de la perdition.

Une heure de blues, rock, reggae et soul


Il est là, septuagénaire en skinny jeans, un verre dans une main, une cigarette dans l’autre, affichant une mine insolente de santé. Dans la pièce, le journaliste et les représentants de la maison de disques font de leur mieux pour trouver ça normal. Personne n’y arrive tout à fait. Dans un grand hôtel new-yorkais, il est venu porter la bonne nouvelle : il a retrouvé le chemin des studios d’enregistrement. Les Rolling Stones (groupe fondé par Ian Stewart, Brian Jones, Mick Jagger et Keith Richards en 1962) n’y ont pas mis les pieds depuis trois ans. Et encore, ce n’était que pour mettre en boîte deux titres destinés à compléter un album réunissant leurs plus grands succès (GRRR !). Leur dernier album complet – A Bigger Bang – datera de dix ans pile début septembre.

Quant à la carrière solo de Keith Richards, elle ne brille pas par son intensité : deux disques, Talk Is Cheap et Main Offender, sortis en 1988 et 1992. On s’était résolu à ce que les Rolling Stones, et donc leur guitariste vedette, soient devenus une gigantesque entreprise de spectacles en plein air, restituant à des foules adoratrices les grands succès du groupe. Ils viennent d’en conclure le dernier chapitre, le Zip Code Tour, quinze concerts en Amérique du Nord qui ont rapporté 110 millions de dollars (soit 98,6 millions d’euros) de recettes.






Et voici l’album solo Crosseyed Heart (le cœur qui louche), dont la sortie en France est prévue le 18 septembre chez Mercury Music Group tandis que sera diffusé sur Netflix le documentaire sur son enregistrement : Keith Richards : Under The Influence, réalisé par Morgan Neville. Crosseyed Heart prodigue une heure de blues, de rock, de reggae et de soul. C’est un gros disque auquel on ne s’attendait pas, qui sort Keith Richards de son statut de personnage récurrent des rubriques people (il s’est fâché/réconcilié avec Mick Jagger, il s’est blessé en tombant d’un arbre, il est à nouveau grand-père…) pour en refaire un musicien.

Il y a deux ans, le batteur américain Steve Jordan, l’autre alter ego de Keith Richards, son collaborateur depuis un quart de siècle, a fait remarquer au guitariste qu’il y avait bien longtemps qu’il n’avait pas travaillé en studio. Keith Richards se souvient : « Il m’a dit : “Pourquoi tu ne t’y prendrais pas comme quand tu as enregistré Street Fighting Man ou Jumpin’Jack Flash ? Comment tu t’y es pris ?” Je lui ai répondu qu’il n’y avait que moi et Charlie Watts. » Il ajoute : « Sans Charlie Watts — ou Steve Jordan —, je ne suis personne. Je joue contre le batteur, on sculpte le rythme, on syncope, on s’amuse. C’est toujours un plaisir de jouer avec des batteurs de ce calibre, ils vous bottent le train. »





En quelques semaines, Richards et Jordan avaient accumulé une demi-douzaine de morceaux. « Et je me suis aperçu que je m’amusais comme un fou. Un studio, c’est ma seconde maison, il n’y a pas de téléphone et on peut faire ce qu’on a à faire. » Keith Richards raconte l’enregistrement de Crosseyed Heart comme une renaissance musicale, mais le disque sonne aussi comme un testament, qui refait tout le parcours d’un gamin de la banlieue londonienne né sous les bombes allemandes, qui, par la seule force de sa volonté et de son talent, s’est réinventé en héritier des grands musiciens afro-américains.

D’ordinaire, lorsqu’il s’agit de donner un coup de jeune à une star du rock, on convoque de jeunes gloires du genre. Les Stones eux-mêmes sont familiers de la manœuvre. En 2008, ils ont invité Christina Aguilera ou Jack White à les rejoindre, lors du tournage de Shine a Light, le film documentaire de Martin Scorsese. On ne trouvera sur Crosseyed Heart qu’une concession à cette Illusion.



Pour le reste, la liste des invités est destinée aux initiés. Elle fera bondir le cœur des fans de soul sudiste, avec la présence de l’organiste Charlie Hodges, qui, dans les années 1970, jouait sur les grands disques d’Al Green. Elle fera verser une larme aux nostalgiques de l’âge d’or des Rolling Stones avec le dernier solo du saxophoniste Bobby Keys (que l’on entend sur Brown Sugar), mort en décembre 2014, après les séances d’enregistrement de Crosseyed Heart. « Bien sûr, il ne savait pas que c’étaient ses dernières séances. Je suis content que son dernier enregistrement se soit passé avec moi », dit Keith Richards de son « jumeau » texan (il est né le même jour que lui, le 18 décembre 1943) et compagnon de débauche.

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Bobby Keys est l’un des personnages centraux de Life, la monumentale autobiographie (700 pages en édition de poche) que le guitariste a publiée en 2010. Le récit de l’enregistrement de l’album Exile on Main Street dans les sous-sols de la villa Nellcôte à Villefranche-sur-Mer, en 1971, en est l’un des sommets et Bobby Keys y tient une place de choix, parcourant, ivre et/ou défoncé, les routes de la Côte d’Azur à moto avec Nathalie Delon. Plus tard, le Texan se fit licencier par Mick Jagger pour avoir manqué un concert et réintégrer par Keith Richards, parce qu’on n’abandonne pas un ami.

L’excès, poussé jusqu’à la limite entre la vie et la mort, c’est une moitié de la légende de Keith Richards. Les stupéfiants — THC, cocaïne puis héroïne pendant une décennie — l’alcool, le Jack Daniel’s, officiellement remplacé par la vodka (à New York, presque toutes les surfaces planes des suites où Keith Richards répond à la presse et se fait tirer le portrait sont occupées par des mignonnettes) ; les armes (blanches, de préférence) : Keith Richards a longtemps vécu en hors-la-loi.

Il a beau être millionnaire, propriétaire foncier en Angleterre (un cottage), dans le Connecticut (une grande maison familiale qu’il a fait construire en lisière de forêt) et dans les îles britanniques Turques-et-Caïques, dans les Caraïbes, il lui reste assez de méfiance vis-à-vis des institutions pour s’être copieusement moqué de Mick Jagger lorsque celui-ci a été anobli par Elizabeth II. « En réécoutant l’album, je me suis aperçu que ça parlait beaucoup de flics », dit-il avec ce rire enroué qui paniquerait n’importe quel pneumologue. Des allusions à son passé égrenées dans les textes des nouvelles chansons il dit : « Ça fait partie de moi. Ces années-là, j’ai beaucoup appris sur les gens. Et sur les flics. »

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Le temps des parties de cache-cache avec la police est loin. Quand on demande si l’absence d’uniformes dans la vie quotidienne crée un vide, Keith Richards répond : « Non, bien sûr. Mais il faut reconnaître un mérite aux policiers, ils fournissent d’excellentes histoires. Genre, l’inspecteur Clouseau [le héros maladroit des films de Blake Edwards, La Panthère rose, incarné par Peter Sellers]. » Aujourd’hui, la police est sortie de la vie du musicien, qui a fait connaissance avec la prison en 1967, lorsque Scotland Yard l’inculpa, en compagnie de Mick Jagger et de Marianne Faithfull, pour avoir « abrité des consommateurs de stupéfiants ».





Plus tard, il fut interdit de séjour en France, arrêté aux Etats-Unis (dans l’Arkansas) et assigné à résidence au Canada. Dans ce dernier pays, en 1978, il ne dut sa liberté qu’à la clémence d’un juge — qui le condamna à donner un concert pour les aveugles — et, comme il l’explique dans Life, sans doute aussi qu’à l’extrême proximité entre Margaret Trudeau, l’épouse du premier ministre canadien de l’époque, et Ron Wood, le guitariste des Stones, successeur de Brian Jones et Mick Taylor.

L’histoire d’un survivant


Ce mode de vie est devenu un mode d’emploi du rang de rock star pour des générations de musiciens, à commencer par l’entourage de Keith Richards. Bien avant Bobby Keys, mort d’une cirrhose du foie, Brian Jones — le meilleur ennemi, le leader des Stones à qui Jagger et Richards avaient ravi la vedette — a succombé dès 1969. Suivirent l’ami américain, le chanteur de country Gram Parsons, les pianistes Ian Stewart, Nicky Hopkins et Billy Preston, le producteur Jimmy Miller, victimes à des degrés divers des excès des années 1970.

Quand il se retourne sur cette période, Keith Richards l’évalue comme « une expérience, que j’ai arrêtée à temps ». Il a raconté son sevrage de l’héroïne, en 1978, sous la supervision de Jane Rose, l’assistante de Mick Jagger, devenue, depuis, la manageuse de Keith Richards. Cette petite femme énergique a été l’ordonnatrice de sa carrière au fil des ans. C’est elle qui vient de négocier le contrat discographique de son poulain, qui avait produit Crosseyed Heart à ses frais. « Elle a fait claquer son fouet et ils sont arrivés », raconte-t-il en riant.



A New York, elle est omniprésente en ces journées de promotion, supervisant discrètement ses tenues pendant les prises de vue (mais comment se tromper en choisissant une veste en peau de serpent ?), s’assurant que les interviews ou les séances photo ne dépassent pas le temps prévu.

Dans cet hôtel new-yorkais, il n’est question ni de séance d’enregistrement, ni de répétition, ni de concert ou de tournée. N’empêche, Keith Richards a apporté une guitare. Une Fender Telecaster, à laquelle on a enlevé une corde, le mi grave. Cette corde manquante, c’est un peu le blason de Keith Richards, le symbole de l’autre moitié de la légende : celle qui tient à la musique, à la contribution du gamin anglais à la grande histoire du blues et du rock’n’roll, commencée dans les champs de coton du delta intérieur du Mississippi, il y a bientôt un siècle.










En 1968-1969, au moment d’enregistrer les titres qui marquèrent la renaissance des Rolling Stones, qui avaient failli être balayés par la vague psychédélique des deux années précédentes, Keith Richards a expérimenté l’open tuning (accord ouvert). Cette manière d’accorder une guitare qui économise les mouvements de la main gauche a été répandue par les bluesmen américains — en tête, Robert Johnson, le père fondateur, lui aussi virtuose et hors-la-loi, mort à 27 ans, probablement empoisonné par un mari jaloux. « Crosseyed Heart [le blues acoustique qui ouvre le nouvel album], c’est du pur Robert Johnson », fait d’ailleurs remarquer son héritier. Honky Tonk Women, Can’t You Hear Me Knocking ou Start Me Up ne seraient pas devenus des classiques du rock sans l’open tuning de Keith Richards, en sol, et sur seulement cinq cordes.

Son prochain objectif : réunir les Stones en studio

On retrouvera au fil des quinze titres de l’album toutes les étapes du voyage musical de Keith Richards. Il a vécu un temps à la Jamaïque en compagnie de rastafariens ? Il reprend Love Overdue de Gregory Isaacs, l’un des piliers du reggae des années 1970. Il a enregistré quelques titres de Sticky Fingers au fin fond du Tennessee ? Il est retourné à Memphis pour enregistrer les cuivres et les claviers de Lover’s Plea, une bien belle complainte pleine d’âme. Et, quand il sort un peu des sentiers qu’il a battus pendant des décennies, c’est pour remonter encore plus loin dans le passé. Il s’est attaqué à un classique du folk américain, Goodnight Irene, une valse écrite par Huddie Ledbetter, dit Lead Belly, au début du XXe siècle.

Quand il était jeune, Keith Richards n’aimait pas beaucoup le folk : « En plus, les versions de Goodnight Irene que j’avais entendues étaient blanchies. Mais j’ai trouvé que l’originale avait des tripes. Il fallait la reprendre telle quelle, avec ses allusions à la morphine, au suicide… » Il se trouve que le même jour, Keith Richards a reçu de son ami Tom Waits un livre sur Lead Belly et une guitare à douze cordes, instrument dont il n’a que peu joué. « C’était un signe. »

D’autant que la trajectoire du bluesman ne peut que faire vibrer les cordes sensibles du guitariste des Stones : Lead Belly a passé la première moitié de sa vie entre les prisons du sud des Etats-Unis et les juke-joints, ces clubs des quartiers noirs, où il jouait de la guitare, avant d’être découvert par le musicologue Alan Lomax et de devenir une célébrité. Un hors-la-loi mué en star, un peu l’inverse du musicien anglais devenu un temps gibier de potence.


Keith Richards annonce son premier album solo depuis 1992 (en anglais)





Keith Richards a déjà planifié son prochain coup : réunir les Rolling Stones en studio. « Ça fait trop longtemps qu’on n’a pas enregistré. En étant optimiste, j’espère y arriver en décembre. Au plus tard au printemps prochain, après la tournée en Amérique du Sud qui est prévue début 2016. » Ce retour impliquerait d’écrire avec Mick Jagger. Depuis vingt ans, les relations entre les deux gamins de Dartford ont connu plus de bas que de hauts. Keith Richards aime à surnommer son collègue chanteur « Brenda », pour son maniérisme, et il ne l’a pas épargné tout au long des pages de Life.

Mais, aujourd’hui, le calumet de la paix a été fumé et le guitariste ne tarit pas d’éloges : « C’est un frontman, un homme de spectacle extraordinaire. Ça fait cinquante ans qu’on joue ensemble et il est toujours étonnant. » Quand même, Keith ne peut s’empêcher d’ajouter : « Il faut que je me règle sur son popotin. Quand il part à des dizaines de mètres, à l’autre bout du stade, je sais qu’il n’entend plus la même chose que nous. Pour continuer à jouer ensemble, je suis obligé d’avoir un regard d’aigle. »

Quant à la reconstitution du duo d’auteurs-compositeurs qui a signé Satisfaction ou Miss You, elle est envisagée sans angoisse : « Mick écrit beaucoup de son côté, moi aussi. Quand on se retrouve, l’un demande à l’autre : “Qu’est-ce que tu as ?” Et on s’aperçoit que ce que l’autre a apporté fonctionne très bien avec ce qu’on a soi-même écrit. On écrit ensemble sans communiquer. Mick et moi formons un drôle de couple, mais il y a entre nous des affinités qui dépassent l’entendement. »


1968 : rencontre avec Keith Richards à Londres




Sage, serein, il prend congé avant de se plier de bonne grâce aux exigences du photographe. Jusqu’à ce que ce dernier demande une fois de trop à Keith Richards « Pourriez-vous bouger le pied ? » et que, sans élever la voix, le guitariste suggère au portraitiste un usage anatomiquement incorrect de son appareil avant d’éclater de son rire de pirate. Rebelle un jour…

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Thomas Sotinel , Le Monde, le 14 aout 2015


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