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mercredi 5 août 2015
Joan Baez, l'héritage folk (Libération)
SUMMER OF PEACE Un documentaire diffusé ce samedi soir sur Arte retrace la carrière de la chanteuse.
«Parfois les gens ont une image de moi qui ne me correspond pas. Encore aujourd’hui je me bats pour faire la distinction entre cette image et ma propre réalité. Ou du moins l’image que j’ai de moi-même. En général, il n’y a pas grand rapport entre les deux.»
Ainsi s’ouvre How Sweet the Sound, premier documentaire à retracer la carrière et la vie personnelle de Joan Baez. Evacuons illico les clichés qui surgissent à l’évocation de son timbre de soprano et ses cheveux d’ébène : madone des pauvres gens, reine du folk, pasionaria des droits civiques. On pourrait ajouter : grande dame des sixties. Voilà, c’est dit. Après tout, c’est vrai. Cette femme chanta We Shall Overcome à la Marche sur Washington en 1963, Here’s to You, en mémoire de Sacco et Vanzetti, ou encore A Hard-Rain’s Gonna Fall, magnifique protest song dylanienne. Elle fit de la prison pour ses idées, suscita l’admiration de Martin Luther King ou de Jesse Jackson, qui dit d’elle dans le film : «Comme Odetta et Harry Belafonte, Joan Baez avait un don de Dieu ; elle l’a mis au service des Noirs, et du changement de la nation.»Elle fut aussi, on le sait, la compagne de route (sinueuse) d’un Dylan aussi admiratif que fasciné.
Joan Baez, How sweet the sound, ce samedi à 22h20 sur Arte.
Quakerisme. A 74 ans, quel héritage musical nous laisse Joan Baez ? Sans doute un immense trésor de chansons populaires. Car voilà le sens premier du mot folk : le peuple. A trop vouloir regarder des clips avec des chanteuses évanescentes en capeline évoluant dans un champ de blé - trois accords de guitare, une voix mi-cassée mi-langoureuse, et c’est parti -, on en oublie que cette musique est avant tout une bibliothèque vivante et orale de l’histoire des peuples, chansons maintes fois entonnées, transformées et transmises. Véritable archiviste des musiques du monde, Joan Baez a fait découvrir à un large public le poète français médiéval Rutebeuf («Que sont mes amis devenus», merci Léo Ferré pour le passage de flambeau) ; le rythm’n’blues louisianais de Leadbelly ; la chanteuse chilienne Violeta Parra, ou encore ce chant traditionnel caribéen qu’est Sloop John B (chanté avec sa soeur Mimi Fariña, bien avant les Beach Boys). Car Joan sait reconnaître un bon air quand elle en entend un.
La chanteuse n’a eu de cesse d’effectuer ce travail d’historienne et de géographe. En concert à Dublin, en 2004 - on y était -, elle entonna un air traditionnel du XIXe siècle appelé Carrickfergus. On y raconte que la mer est si grande qu’elle en est infranchissable. Et la ville de Carrickergus est si loin… Cette chanson parle de solitude et d’arrachement aux siens, d’amour et de manque. Ce soir-là de janvier, Joan Baez la chanta sur scène et c’était évident : elle était irlandaise, comme elle était argentine, mexicaine, chilienne, antillaise, française, tchèque…
On raconte qu’elle doit beaucoup à ses parents, convertis au quakerisme lorsqu’elle était enfant. Ces gens-là mettent la vie au-dessus de tout, au point d’être opposés à l’avortement - encore une intéressante nuance de Joan Baez. Son père, Albert, physicien, refusa notoirement de travailler au «Projet Manhattan» pour construire la bombe atomique à Los Alamos. A 16 ans, alors qu’elle est lycéenne à Palo Alto (Californie), la direction de l’établissement prépare les élèves à évacuer le lycée lors d’exercices d’attaques aériennes. Nous sommes en pleine paranoïa anticommuniste. Dans le documentaire, Joan Baez raconte comment elle refuse d’évacuer l’école. «Mon père m’avait aidée à calculer combien de temps il faudrait à un missile lancé depuis Moscou pour arriver sur mon lycée… Nous n’aurions de toute façon pas eu le temps de nous cacher… Ce plan d’évacuation était bidon.»
Amours éphémères. Peu de temps après, c’est le début de sa carrière, et le sentier de la gloire : «Prenez ce condiment de 17 ans et demi à qui l’on donne une identité alors qu’elle se voit encore comme une petite Mexicaine idiote du sud de la Californie. Voilà, c’était moi, la Vierge Marie, quoi», raconte-t-elle au New York Times en 1992. On ne dit pas assez que Joan Baez a un excellent sens de l’humour. Ni que c’est une angoissée notoire, sujette aux crises de panique -et qui se soigne à coups de positions de yoga (on ne se refait pas).
On l’a longtemps portraiturée comme «compagne dans l’ombre de Dylan». On se souvient de ce documentaire de Pennebaker, Don’t Look Back (1967), sur la tournée anglaise de ce dernier, où elle joue les seconds rôles. Mais c’est oublier un peu vite ses remarquables qualités d’interprète et de guitariste. Dylan lui-même le reconnaît dans le film : «Je n’ai jamais entendu quiconque jouer de la guitare comme elle.»
On oublie aussi trop souvent qu’elle ne fut pas seulement interprète, mais aussi compositrice. Son chef-d’œuvre s’appelle Diamonds and Rust (1975). Il raconte le coup de téléphone, sorti de nulle part, d’un ancien amant new-yorkais - Bob, of course. Des souvenirs de diamants et de rouille. L’histoire d’un splendide échec amoureux. Derrière la gentille chanteuse se trouve une grande mélancolique. Et une grande amoureuse, qui, en période de célibat, collectionnait avec gourmandise les amours éphémères lors de ses tournées - la chose est assez rarement racontée par une chanteuse féminine pour être signalée.
Le titre de ce documentaire s’intitule How Sweet the Sound, une phrase tirée du chant chrétien Amazing Grace. C’est un gospel qui n’en est plus vraiment un, à force d’être chanté partout et tout le temps. Au carnaval de Dunkerque, fête folklorique par excellence, on l’entonne pour clore le rigodon, en hommage aux pêcheurs disparus. En juin, Obama l’a chanté afin d’honorer la mémoire des victimes de l’attentat de Charleston. Voilà la beauté universelle de la musique folk, dont Joan Baez est, allez, osons le mot : la véritable reine.
Johanna LUYSSEN, Libération, le 24 jullet 2015.
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