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dimanche 23 août 2015
Archie Shepp le magnifique ouvre en fanfare Uzeste musical (Le Monde)
Mardi 18 août. La 38e Hestejada de las arts (« festivité des arts ») à Uzeste (Gironde) est lancée. Colline sud du château de Roquetaillade, feu d’artifice, opéra, intitulé Fraternité. Devise de la République, version Bernard Lubat, énergumène, artiste poïélitique, meneur de bande, batteur psycho-tripe : « Liberté », on connaît, ça sert un peu à tout, et surtout au reste. « Egalité », on est loin du compte. « Fraternité », personne ne s’en occupe.
La compagnie Lubat au complet, plutôt augmentée, avec son inusable Fabrice Vieira, guitare et direction musicale, Lubat père (claviers) et Lubat fils (grand batteur, désormais), au four et au moulin et, en guest-star tout là-haut sur la colline, complet croisé, cravate bleu de guesde, chapeau très strict, Monsieur Archie Shepp. C’est un habitué des lieux.
La figure charismatique de la « New Thing », icône de la musique afro-américaine, poète activiste, dramaturge, immense bluesman poussé au soleil de John Coltrane et adulé en Europe, Archibald Shepp est né en 1937 à Fort Lauderdale (Floride). Il est, avec Michel Portal, Sylvain Luc, Patrick Auzier, François Corneloup, André Minvielle, Marc Perrone, Louis Sclavis, Monique Chemillier-Gendreau, Laure Duthilleul, Marcel Trillat, plus une douzaine d’inspirés, plus ou moins géniaux, plus ou moins faiseurs, le cœur nucléaire d’Uzeste. L’équipe première à géométrie variable. Un jour, on parlera de Lubat comme on le fait de Jean Vilar ou d’Ariane Mnouchkine. Autorité et rayonnement compris. Tout le monde prétendra alors être allé à Uzeste, avoir connu cette ambiance de délire et d’invention. De désenchantement et d’exaltation. C’est faux. On vous le dit, c’est faux.
Uzeste musical ? L’art comme activité de connaissance et de lumière (voir éducation populaire) ; l’inconnaissance, voilà le fléau ; la liberté artistique comme oxygène philosophique ; le marché nous a donné le mauvais goût de la musique, sucrée à mort, industrialisée, radioactive à souhait. Effet inverse, vous trouverez à Uzeste et alentour plus de concerts emballants, de prestations déconcertantes, de concertantes prestigieuses qu’ailleurs. Ailleurs où tout est tendu vers le nombre, la satisfaction des élus, l’abjecte volonté de plaire.
Rien n’est à l’heure
Mardi 18 août, 22 h 21. Une fois n’est pas coutume à Uzeste, un « opérartifice très rare » – un acte, une action, une délibération, un débat, un joyeux bordel, une fête, un bal, une polyphonie aux airs de « catastrophe apprivoisée » (Cocteau à propos du jazz), bref, tout sauf un « concert de festival » – commence en retard. A cause du public. Comme les voitures n’arrêtent pas de monter, la foule de se presser, la fraîcheur de s’installer, le ciel de s’étoiler, la Hestejada de fraterniser, Fraternité est d’un poil retardé.
Depuis l’an 685, la même famille habite à Roquetaillade, situé entre Langon et Bazas, forteresse exemplaire d’Aquitaine, perfectionnée par celui dont il ne convient plus, j’espère, de s’offusquer : le grand Viollet-le-Duc. La visite dure une heure. Pour en revenir à Uzeste musical, le retard est ici endémique. Il faut dire que le programme, dans le style des repas de mariage autour de Bazas, du 16 au 23 août, est réglé comme du papier à musique, presque comme un emploi du temps en cure de thalassothérapie, mais rien n’est à l’heure.
Le 18 août, tout a démarré (10 h 30, enfin, 10 h 45) après un verre, par un débat entre syndicalistes, acteurs, « approximatifs » et « spect-acteurs ». Puis, petite soif, apéro. Après quoi, Voix-Off, un documentaire de Yann Gaonac’h sur une proposition de la CGT (attention, ici, terre de « cocommunistes », dit Lubat), deux duos de deux, une exploration numérique par Marc Chemillier (ordinateur et trompette de Paolo Chatet), performance de Véronique Aubouy (tentative de résumer la Recherche en une heure), une conférence d’anthropologie, une réflexion d’Archie Shepp (De quoi le jazz est-il ce nom ?), re-apéro, et première fusée dans le cosmos.
Aux entrées, les « bénévoles » font les bénévoles : bruyants, importants, serviables, mignons comme des cœurs, bavards comme des pies, inutiles, précieux, indifférents à la musique, partout pareil.
Feux d’artifice pour rire
Point zéro (22 h 21) : les artificiers (la Cie Pyr’Ozié) montent derrière leur porte-voix vers la scène (366 secondes). Décor, le château. Voûte étoilée comme celle de Montserrat où André Masson et Georges Bataille, en 1934, connurent une extase. Ne manquent que les orages désirés. Il se lèvent.
Les douze artificiers arpentent la colline, c’est déjà tout un drame médiéval. Ils allument le pré sur fond de mascleta (détonations et pétarades de guerre). Les musicos entrent en transe, sur fond de « bataille de comètes » (langue technique d’artificier) et de grosses bombes. Musique réglée par Bernard Lubat, sur éclairage progressif de « pots de flammes » (silice). Ici, la fiche technique, la partition, dit sobrement : pour le côté « pyro », « fontaines et cascades », « bombes à paillettes or ». Partition : « free ».
Salve bleu, blanc, rouge, quatre salves de cœurs et quatre de détonations. Lubat scande dans les fumées de toutes les couleurs : « fraternité, fraterminé, fraterminable… » Inconscient sonore et visuel, les nuits de Damas, de Lattaquié, d’Alep où j’ai vécu. Pensée pour ceux qui s’enfuient, se réfugient, s’exilent. Amour des feux d’artifice pour rire. Ils font peur aussi.
Tableau 7 : Shepp le magnifique entre pour la première fois. Solo. « Atmosphère embrasée plus final clignotant ». Plus tard, ce ne sont que fontaines, cascades, gros « tir frisson » pour en finir. Retour au calme : sur fumeroles et couleurs douces, deux voix s’élèvent. Lucie Fouquet et Juliette Kapla, cantatrices, sur une œuvre du compositeur baroque bien connu, Leonardo Leo (1694-1744). « Pyro rouge », énormes boules de feu, cantatrices, Lubat, bouquet final, énorme chorus ensemble et Archie Shepp chante un blues terrible sur fond d’embrasement rouge. Peur, joie, apothéose, Révolution, fraternité. La vie ? C’est l’éternité allée avec le feu. On ne croit plus en rien, c’est ce qui nous tient debout, ensemble, extricables, plus sûrs de l’espoir que jamais.
Initiatives coco-libertaires en rase campagne
38 ans que ça dure. 38 ans de créations éblouissantes. 38 ans d’initiatives coco-libertaires en rase campagne. 38 ans que tout le monde connaît la folie Uzeste. 38 ans que ceux qui n’y ont pas mis les pieds continuent à confondre Uzeste en Gironde et l’Uzès de Madame de Sévigné : Uzeste, c’est l’autre, un village charmant de la Haute-Lande où tout le monde dansait à la Libération, en 1945, lorsqu’est né Bernard Lubat. Son père, Alban, jouait pour le bal, et Marie sa mère faisait les omelettes aux cèpes. Leur estaminet existe encore, avec son graphisme, ses mots d’ordre libertaires, dadaïstes, poïélitiques.
Comme écrivait Matisse à son fils, en 1913 : « Si chacun avait fait son métier comme Picasso et moi – adaptez : Lubat et Vieira, Portal, Auzier, Laure, etc. –, on n’en serait pas là. »
Les Auzier, père et fille, artificiers diplômés
Fraternité, feu d’artifice et opéra, est placé sous la direction artistique de Margot Auzier, fille de Patrick Auzier. Lequel, puisqu’il jouait du trombone de façon très personnelle, s’est lancé sans appui dans la pyrotechnie. Ses feux d’artifice étaient très réputés, filaient des frissons et semblaient démarrer par le bouquet, continuer par le bouquet, finir par le bouquet. A force, la préfecture lui a accordé son diplôme, puisqu’il pratiquait. Installant des feux de la Saint-André qui couraient dans le public sous les cris d’effroi et de joie. Déclenchant un festival pyrotechnique à Châteauvallon (Var), l’année de la grande canicule (1976). Côté musique : Michel Portal, Bernard Lubat, Beb Guérin et Léon Francioli.
Sous sa houlette, sa fille Margot, 24 ans, qu’on a connue toute petite déjà, prend le relais : « Le diplôme, c’est un peu de formation, énormément de législation, et pas mal d’apprentissage sur le terrain. Titulaire du niveau 2, je peux donc être directrice artistique. Pour un feu opéra, il s’agit d’écrire en commun, concevoir, prévoir les effets. Tout dépend du site, du vent, du climat, de l’humidité, et de cent autres impondérables.Ce qui est certain, c’est qu’on ne peut pas “répéter”. Les tableaux aériens, le rythme, les effets, on voit ce que ça donne au moment d’appuyer sur le bouton. Je fais une dizaine de feux par an, Patrick continue de travailler avec moi, mais lui, il vient d’une tout autre époque. La sécurité reste évidemment au cœur de l’acte : la surveillance de l’ascension, de l’explosion, des temps et des tempos.
Un feu, c’est toujours puissant, impressionnant, ça crée des émotions, des tensions. J’aime beaucoup les “frissons”, les “clignotants”, les “feux qui retombent en poussière verte”, les “parapluies”, et le “soleil”. Ces deux dernières pièces viennent d’Espagne. Le reste, nous l’achetons à trois fournisseurs. Un feu comme celui du 18 août à Roquetaillade coûte 10 000 euros, TTC, salaires et frais de déplacements compris. Il a duré 1 h 05. On a multiplié les effets, mais le plus délicat reste d’harmoniser le feu avec la musique. On aurait pu faire mieux, je suis contente, mais pas très satisfaite. »
Francis Marmande, Le Monde.fr le 20.08.2015
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