Archie Shepp retrouvera Bernard Lubat à Uzeste musical, lors de deux rendez-vous passionnants, le 18 août dans le cadre de l’« Artifice Opéra Fraternité » et, le lendemain, au sein du « Délibération Orchestra ». Le légendaire saxophoniste, dont la récente venue à Jazz in Marciac a créé l’événement, a embrasé le chapiteau gersois avec son Attica Blues Big Band, tandis que le maestro gascon et sa Cie Lubat, 12 août, ont fait de la scène de l’Astrada une tribune, où musique et verbe se sont élevés en joyeuse « lubarricade ». Discussion à bâtons rompus avec les deux amis.
Fara C. L'Humanité, le 14 aout 2015
Archie, vous venez de jouer Attica Blues à Jazz in Marciac, où vous avez dit au public que la situation n’a guère changé…
Archie Shepp Oui, plus de quarante ans après le massacre perpétré à Attica par les autorités, les mêmes problèmes persistent. Je dirais même que la situation a empiré. Au fil du temps, a été abandonnée l’idée que la prison puisse être une structure pour la réhabilitation et permettre à une personne de se reconstruire. Le système pénitentiaire américain s’est de plus en plus privatisé, jusqu’à devenir une grosse entreprise capitaliste.
Bernard Lubat Les Noirs se font tuer dans la rue, bonjour le rêve américain ! Mais, aussi, salut au cauchemar européen… Le Vieux Continent se ferme à la manière d’une forteresse. Quand au système carcéral, la France suit la même évolution qu’aux États-Unis. Le racisme monte en flèche. Les violences policières restent souvent impunies. Rien n’est réglé. Il faudrait tous les jours chanter Attica Blues.
Angela Davis a tôt dénoncé la dérive capitaliste des prisons…
Archie Shepp Elle avait raison. Angela Davis était une camarade de lutte. Je l’ai connue dans les années 1960, aux côtés de George Jackson. À ce militant des Black Panthers, j’ai dédié le morceau Blues For Brother George Jackson, que j’ai écrit juste après son assassinat et qui figure dans Attica Blues. J’ai rencontré les Black Panthers en Californie. Ces militants ne craignaient pas la confrontation avec la loi, puisque celle-ci était inique. À New York, nous nous étions très bien organisés pour dénoncer le racisme et les injustices sociales. J’appartenais à une organisation estudiantine. Il y avait plusieurs organisations à Harlem, à l’instar du Core (Congress of racial equality ou Congrès pour l’égalité raciale) et du Community Council of Housing, dirigé par Jesse Gray qui s’est battu pour de meilleurs logements en faveur des populations démunies et qui a mené des grèves de loyer.
Qu’est-ce qui vous fait revenir régulièrement à Uzeste musical ?
Archie Shepp Uzeste musical est un acte de résistance. Bernard Lubat ne joue pas seulement sa musique. Sur scène et dans la vie, il incarne le changement. Il s’adresse au public un peu comme dans la tradition des preachers afro-américains, ces prêcheurs qui, dès l’avènement de la lutte pour les droits civiques, enflammaient de leurs discours protestataires les églises, transformées en îlots de résistance.
À Uzeste, le 19 août, le « Délibération Orchestra », dont le nom adresse un clin d’œil au Liberation Music Orchestra de Charlie Haden, s’attachera à la parole…
Bernard Lubat Oui, parce que la musique ne se suffit plus en elle-même. Elle n’est pas qu’un amoncellement de notes et d’esthétiques. Archie Shepp sera l’invité d’honneur, aux côtés de solistes remarquables, tels que François Corneloup, Beñat Achiary, Roger Biwandu, le saxophoniste américain Roy Nathanson, le saxophoniste martiniquais Luther François, Julien Dubois, la jeunesse du Parti collectif, qui regroupe des musiciens d’Uzeste, Toulouse, Bayonne, etc. Nous sommes des poseurs de problèmes, et non des vendeurs de solutions. À Uzeste, festival sans queue ni chef, il n’y a pas de produit fini. C’est l’œuvre toujours à l’œuvre.
Archie Shepp Les artistes qui viennent à Uzeste ne courent pas après des grammy awards, ni après l’argent. De nos jours, pas mal d’individus qui se prétendent musiciens sont matérialistes. Ils ont oublié le rôle essentiel de l’artiste : s’interroger, changer la société. C’est ce qui me touche chez Chuck D, du groupe hip-hop Public Enemy, chez le poète Mike Ladd et, bien sûr, chez Bernard Lubat. Je connais Bernard depuis plus de trois décennies. Ses propos appellent à la liberté, non seulement en France, mais partout dans le monde.
Votre démarche, Archie, passe par une remise en question ininterrompue, en particulier sur scène, terrain privilégié de vos investigations, que ce soit à Uzeste avec la Cie Lubat ou à Jazz à la Villette, où, le 8 septembre, vous interviendrez avec le réalisateur Melvin Van Peebles…
Archie Shepp : Melvin Van Peebles compte beaucoup dans l’histoire de la culture afro-américaine. Je suis heureux que nous partagions une soirée à la Villette. En 1971, son film Sweet Sweetback’s Baadasssss Song a été censuré aux États-Unis, parce qu’il abordait simultanément la question sexuelle, le racisme, la répression. Son humour passait pour de l’insolence. Dans un pays puritain et toujours porteur des séquelles de la ségrégation, Melvin Van Peebles a dérangé. En réalité, son film apportait du sens à la lutte de libération sociale et sexuelle.
Les films occupent une belle place à Uzeste musical. Combien y en aura-t-il ?
Bernard Lubat Une quarantaine, dont une bonne partie sur des propositions d’Artistes et Associés. À Uzeste musical, les barrières instituées par les sbires du capital explosent. Nous sommes transformés, au fil des ans, par celles et ceux qui font cette manifestation transartistique. Le 20 août, «la Nuit des mots vivants», avec Mété, André Minvielle, Jaime Chao, Loïc Lantoine et bien d’autres, mettra l’accent sur la nécessité de parler, d’échanger. Francis Marmande participera à l’« Artifice Opéra », ainsi qu’à la causerie poïélitique « De quoi le jazz est-il le nom ? ».
Archie Shepp J’aimerais souligner qu’Uzeste musical, c’est l’esprit même de l’improvisation, qui, dans sa genèse, était une réplique à l’ordre établi.
Bernard Lubat Selon Nietzsche, « sans la musique, la vie serait une erreur ». J’ajouterais que, sans improvisation, la musique serait une erreur. L’improvisation nous permet d’interagir, d’inventer, tous ensemble avec nos différences, et non comme une armée d’identiques. Il y a trop de musiciens de variété qui font des risettes et deviennent des représentants de commerce d’un conformisme envahissant. La carrière tue l’œuvre. Il y a pas mal de jeunes musiciens qui nourrissent des rêves. Mais ne vont-ils pas se laisser embarquer par l’industrie du formatage ? Je déteste le professionnalisme. Je ne suis ni un amateur, ni un professionnel, mais un citoyen artiste. Ma carrière est loin derrière moi, et mon œuvre toujours devant.
Entretien réalisé par Fara C. L'Humanité, le 14 Août, 2015
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