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lundi 17 août 2015
Bob Dylan, toujours au culte (Libération)
Dans son docu fleuve «No Direction Home», Martin Scorsese renforce l’aura de l’artiste sans parvenir à en percer le mystère.
Quand Jeff Rosen, le manageur de Bob Dylan, convainc Martin Scorsese de réaliser un documentaire sur son poulain, l’essentiel du boulot est déjà fait. Toutes les interviews, dont une pièce d’anthologie - dix heures de conversation privée avec le barde -, ont été réalisées et rassemblées par le méticuleux Rosen depuis 1995. Mais le manageur a besoin de l’œil du réalisateur de Casino et de sa caution artistique pour sublimer cette matière inédite, qui voit tremper du très beau linge - Joan Baez, Allen Ginsberg, Pete Seeger, Dave Van Ronk… Scorsese exécute la commande avec deux cents heures de rushs, sans rencontrer Dylan une seule fois. Sorti en 2005, le résultat s’intitule No Direction Home, en hommage au refrain du monument Like a Rolling Stone.
«Judas !» Le réalisateur d’ascendance sicilienne confesse avoir découvert Dylan sur le tard, en 1965, justement quand Like a Rolling Stone lui explose aux oreilles. Le documentaire tourne autour de ces six minutes d’épiphanie. Scorsese se focalise sur une période courte mais essentielle de la carrière de Dylan (1961-1966), retraçant son arrivée dans le Greenwich Village de New York jusqu’à l’accident de moto qui suivra une tournée anglaise houleuse durant laquelle le chanteur est hué dès que son groupe le rejoint sur scène. A l’époque, Bob Dylan délaisse la guitare sèche pour un ensemble électrique avec batteur, organiste, pianiste… Il affronte des salles à l’ambiance de feu, dans lesquelles une partie du public hurle sa déception. Un soir de mai, un type lance «Judas !» à travers la pièce. Dylan répond crânement, demande à ses complices de jouer plus fort encore, et grave l’insulte dans les mémoires.
No Direction Home revient constamment sur ce moment mutant, lorsque Dylan quitte le carcan folk et s’éloigne des protest songs (lire Libération du 18 juillet) - l’héritage de Woody Guthrie et consorts - pour tracer sa propre route. On comprend vite pourquoi cette trajectoire a séduit Scorsese, tant elle rappelle le déroulement de certains de ses films (les Affranchis, le Loup de Wall Street), soit le récit d’un apprentissage mimétique avant de laisser les mentors dans le rétro, violemment s’il le faut, pour les surpasser. Devenir quelqu’un puis devenir soi. Scorsese dépeint Dylan comme un vrai héros de cinéma : freewheelin’ depuis le berceau, arrivé à New York City en desperado ardent, affamé, avec «10 dollars en poche», prodige individualiste, seulement préoccupé par sa propre créativité.
L’histoire est belle. Elle ressemble fort à la légende que Dylan propage et déforme depuis ses débuts, comme un conte changeant du folklore américain. Très tôt, le natif du Minnesota déclarait à la radio qu’il était originaire de Gallup, au Nouveau-Mexique. Une première fausse piste. D’autres suivent. Né Robert Allen Zimmerman, l’artiste aurait piqué son nom de scène au poète Dylan Thomas. Ou cherchait-il à échapper à l’antisémitisme ambiant ? Peut-être les deux, peut-être rien de tout ça. Martin Scorsese laisse beaucoup d’éléments en suspens, comme s’il n’osait pas sonder le mythe jusqu’au bout. Même le cœur du documentaire, cette fameuse trahison électrique de 1966, quand les spectateurs renient leur idole, reste flou. On ne parvient pas à déterminer si les huées embarrassent Dylan ou non, si les fans râlent parce que le son est infâme, la voix inaudible, ou s’il s’agit véritablement d’un différend artistique entre un homme et son public. Marty ne tranche pas. Il laisse parler l’intéressé, tout en flegme et métaphores, magnétique. Le regard océan, la voix rocailleuse, et les mots, les phrases qui dansent comme de belles vagues loin du rivage. On plonge forcément.
Harmonica. No Direction Home sert parfaitement la mythologie Dylan. Le mystère s’épaissit et grandit le génie, ce qui n’est pas pour déplaire à l’initiateur du projet, Jeff Rosen. Scorsese honore ainsi l’Amérique fantasmatique des déracinés, beatniks, poètes, ceux qui chantent la frontière, la poussière et la solitude. Greil Marcus, spécialiste américain de l’homme à l’harmonica, identifiait pour Libération en 2012 l’une des clés de l’œuvre dylanesque : «Qu’est-ce que l’Amérique, cet endroit inconnu, instable, un pays d’imagination plus que de faits ?» En échouant à dissiper le brouillard fictif orchestré par Dylan, Scorsese brosse son sujet dans le sens du poil. Flatteur, le film tourne parfois à la chanson de geste, notamment lorsqu’il multiplie les extraits de conférences de presse où la star se frotte nonchalamment aux journalistes. Le documentaire recense uniquement les questions maladroites ou ridicules, comme celle de ce reporter qui veut savoir «combien il y a de chanteurs engagés». «136», répond très sérieusement Dylan, qui amuse la galerie avec son personnage brillant, esseulé et incompris, dont Scorsese se régale.
Le réalisateur de Taxi Driver injecte aussi dans son docu une passion énergisante. No Direction Home transpire l’amour inconditionnel du rock et de ses racines. Sa filmographie parlait déjà pour lui, gorgée de musique, de scènes géniales ambiancées par les Rolling Stones, Cream, Jackson Browne, The Ronettes ou Donovan. Scorsese a œuvré sur d’autres documentaires musicaux, racontant The Band (la Dernière Valse), l’histoire du blues (Du Mali au Mississippi) ou George Harrison (Living in the Material World). Tous ces films entretiennent la flamme avec déférence, comme No Direction Home. Après trois heures trente d’exploration, Bob Dylan reste toujours cette crypte fascinante, pleine d’ombre et de faux-semblants. Elle vaut évidemment la visite.
Guillaume Pajot Libération le 7 aout 2015
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