Ce n’est pas la première fois que vous revisitez des standards du jazz et de variétés, comme sur ce nouvel album. Qu’aimez-vous dans cette démarche ?
Ce qui me plaît, c’est de me mettre dans la peau de l’interprète saxophoniste. Après tout, les Miles Davis et Louis Armstrong faisaient ça aussi. La Vie en rose…vous mettez ce que vous voulez dedans. Les standards que je joue dans cet album me sont familiers. J’ai travaillé quatre ans avec Nino Ferrer. J’ai connu Otis Redding quand il est arrivé ici. Cet album est en fait une balade à travers les gens que j’ai rencontrés, tout simplement. Je pense que la musique est quelque chose qui se partage. Le public s’y retrouve quand je joue des standards, mais ça ne m’empêche pas de jouer mes trucs à moi. Après, je fais aussi des créations, comme Kirikou. C’est une autre casquette encore. Auteur, compositeur, interprète. Je suis tout cela à la fois.
Ces reprises vous replongent donc dans le passé ?
Oui, à l’époque des piano-bars enfumés ! Sensuellement j’ai connu ces ambiances, j’ai dansé au Vieux Colombier avec Sydney Bechet ! Maintenant quand vous allez dans un club, c’est un laboratoire : les musiciens jouent à 2000 à l’heure, avec des ordinateurs. Bon, c’est comme ça aujourd’hui.
Elles concernent essentiellement un répertoire occidental, pourquoi ?
Pas seulement, il y a Maladie d’amour de Salvador (ndlr : né en Guyane), et puis un morceau que j’ai fait pour mes petits-enfants, Milady. Qui n’est pas la Milady des Trois Mousquetaires ! Milady veut dire « petits-enfants » en camerounais.
J’ai toujours dit : je ne fais pas de la musique parce que je suis africain, mais parce que je suis musicien, je ne défends rien d’autre que l’amour de la musique. Et cet amour passe par le reggae, la Jamaïque, les latinos et bien d’autres styles. J’ai joué avec le Fania All Stars, avec Herbie Hancock…j’ai vraiment fait le tour de l’horloge avec des musiciens de tous horizons. Je ne suis pas musicien de jazz, mais amateur de jazz. Je pense qu’à Cuba, au Brésil, en Afrique, beaucoup de choses se passent. En Afrique, il y a des Afriques musicales. L’Occidental est cartésien, il faut toujours caser les choses avec lui. Même si je jouais Bach, on me mettrait quand même dans les musiques du monde en France !!! Les Africains, on ne sait pas où les caser, alors on les met dans les musiques du monde.
Ces titres qui figurent dans ce nouvel album vous tenaient vraiment à cœur ?
Oui je prends des morceaux que j’aime, pas ceux qui ne me racontent rien. Quand je suis arrivé en France, en 1949, j’avais 15 ans, c’était le même mois où l’avion de Marcel Cerdan s’est scratché au-dessus de l’archipel des Açores. Donc Edith Piaf, par exemple, je ne l’ai pas prise en route, comme ça au hasard. J’ai fréquenté Charles Aznavour, les Compagnons de la chanson, joué avec Gilbert Bécaud, Dick Rivers, Maxime Le Forestier, etc…Je ne prends pas le train en marche quand je reprends ainsi ces titres. J’ai connu cette époque-là, mais le Français lambda n’a pas toujours l’impression que nous aussi, Africains, nous sommes là et vivons les mêmes évènements. On nous dira toujours : « Ah il fait chaud chez vous ! », même si ça fait 50 ans que vous vivez en France !
Parlez-nous de cette reprise de La Foule d’Edith Piaf, avec cet arrangement reggae.
J’ai eu envie de faire autre chose. Un morceau n’est jamais mort. Si c’est pour jouer la même chose que l’original, ce n’est pas la peine. Détourner, voilà ce qui me plaît. Ecoutez La vie en rose de Louis Armstrong, il y a déjà un climat qui n’a rien à voir avec le vibrato serré de Piaf. Juste la mélodie chantée par Armstrong, c’est déjà autre chose. On peut dire la même chose de Ray Charles avec Yesterday, des Beatles, et c’est ça qui fait vivre les morceaux. Quand on m’impose un truc, ce n’est plus la même démarche. Là c’est mon idée. Surtout ne pas sonner comme les originaux. Entendre les couleurs.
Vous n’avez pas l’intention de consacrer un jour un album à des reprises de standards africains ?
Si, c’est prévu ! J’ai fait la direction artistique de ce dernier disque avec Gérard Tempesti, c’est le 2e album qu’on fait ensemble. Le 3e sera dédié à l’Afrique, le 4e si Dieu me prête vie, ce sera une vision des musiques latines. Je vampirise ! Je me sens bien dans ces habits.
Vous avez gardé la nationalité camerounaise mais vivez en France depuis fort longtemps, comment vivez-vous cette double identité ?
Je l’assume totalement. Mais il y a une frilosité partout aujourd’hui. A un moment donné vous vous dites : « merde, je me suis planté, toute ma vie j’ai rêvé ? » Là, on ne sait pas où on va, mais on y va. C’est dur pour les jeunes artistes africains. C’est fermé. On vous prend votre banane, votre café, mais vous non ! Les marchandises oui, pas l’homme. Et quelque soit le gouvernement au pouvoir, c’est la même chose, parfois même pire avec la gauche. Ma génération a ouvert la porte à la nouvelle. Mais on est en piste avec tout ce que ça comporte de marginal. On est doublement marginal. Oui, on peut dire que c’est la double peine : il y a d’abord la difficulté d'être artiste, de faire son chemin, que ce soit dans son pays d’origine ou d’accueil. Et il y a toujours des a priori. Même l’ingénieur noir ici a des problèmes. Il n’y a que les footballeurs qui sont tranquilles, et encore, gagner de l’argent en venant des petits quartiers…ça ne plaît pas ! Tant que vous balayez, ça va, si vous voulez aller plus loin, vous n’avez pas le droit ! Pour un Noir Américain, si. Pour un Noir francophone, c’est une tare. Et pourtant une double culture est une richesse. Mais le prix à payer est cher.
Quand vous reprenez Le Métèque de Georges Moustaki, c’est un clin d’œil à ce constat ?
Bien entendu, vous avez tout compris. Moustaki est décédé au moment où je voulais faire le disque en plus. Et je l’ai bien connu. Mais il résumait surtout parfaitement le début de cette affaire de « métèquisme ». Oui, on est des métèques. J’avoue qu’on a rêvé d’autre chose à mon époque. Mais bon, on sortait de la guerre, il y avait de l’amour dans l’air. Les trente glorieuses n’étaient pas là encore. La France est un pays où il y a quatre saisons. Pour l’instant, c’est l’hiver. On a connu le printemps, l’été, l’automne. Maintenant c’est l’hiver. On peut se poser des questions. C’est curieux comme ambiance. Ce sont les Américains qui rigolent. Les Noirs ont été esclaves là-bas, le gars du Mississipi a souffert. Celui de Barbès, on ne le connaissait pas jusqu’à ce que les bateaux chargés d’immigrés arrivent…Les gens ne sont plus émus par le racisme. Vous me direz qu’il y a la crise. Mais est-ce que c’est la crise qui engendre cette attitude ? Pour moi non. Elle n’est que prétexte. J’espère qu’il y aura un nouveau printemps. Enfin, le printemps... ce que ça a donné en Tunisie… je m’en méfie ! Je préfère l’été quand même. Pour l’instant, il n’est pas entaché l’été !
Manu Dibango en concert lors de la Nuit Africaine au Stade de France en 2011 © E Sadaka/Sipa |
A lire : Balade en saxo, dans les coulisses de ma vie, de Manu Dibango avec Gaston Kelman, L’Archipel, 304 p, 19,95€
Dans sa première autobiographie, Trois kilos de café, parue en 1989, Emmanuel N'Djocké Dibango, pour reprendre l'état civil de Manu Dibango, retraçait son arrivée en France, en 1949, et faisait défiler sa carrière tumultueuse de musicien, ponctuée d'expériences gauloises, africaines et outre-Atlantique : à Paris, avec Nino Ferrer ou Claude Nougaro; au Cameroun, où il tente de renouer avec sa terre natale; au Congo, où il intègre l'African Jazz, l'orchestre du Grand Kallé (Joseph Kabasélé); en Côte d'Ivoire, où, à la demande du président Félix Houphouët-Boigny, il dirige l'orchestre de la ORTI, l'Office de radio et télévision ivoirienne; aux Etats-Unis enfin, où il multiplie les collaborations et où, surtout, les radios américaines font de Soul Makossa le tube interplanétaire qui installera Manu Dibango dans le panthéon des grands.
Dans cette nouvelle biographie, le saxophoniste se focalise beaucoup plus sur l'analyse de sa carrière et sur les désillusions qui en découlent : le désenchantement face au panafricanisme, face aux indépendances sans lendemain, aux jalousies destructrices. Même Barack Obama en prend pour son grade. On se demande parfois si la plume acerbe de Gaston Kelman, qui a co-écrit ce livre, ne dépasse pas les pensées de Manu Dibango tant le sarcasme nourrit certains passages. Reste que ces 300 pages résument 80 ans d'une vie palpitante et l'histoire d'un musicien d'exception.
Rédigé par Frédérique Briard le Dimanche 2 Mars 2014
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