lundi 3 mars 2014

A propos de Paco de Lucia: «Il a eu la même importance que Picasso ou Miles Davis dans leurs domaines» (Libération)

Article paru dans Libération du 26 février 2014

Les guitaristes français Juan Carmona et Vicente Pradal se souviennent de leur ami.

Paco de Lucia à Fuengirola le 2 juillet 2010. (Photo Jon Nazca / Reuters)


Des Mexicains Rodrigo y Gabriela au Trio Joubran de Palestine, le nombre de musiciens marqués par Paco de Lucía est incalculable. En France particulièrement, cet autre pays du flamenco, où il a souvent joué. Le guitariste Juan Carmona se souvient : «En 1973, j’avais 10 ans, mon père m’a emmené le voir à Martigues. Ma vocation de musicien est née ce soir-là.» Pour le Toulousain Vicente Pradal, la révélation est venue plus tard. «Issu d’une famille de guitaristes, je jouais déjà du flamenco quand il est apparu. Je peux témoigner qu’en découvrant sa musique nous étions estomaqués, ébahis. Sa sonorité, sa précision, sa technique étaient uniques. Quand nous avons été certains qu’il n’y avait aucun trucage, nous avons su qu’une ère nouvelle avait commencé.»
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Arpèges. 

 Révolution : le mot revient en permanence pour parler de l’apport de Paco de Lucía au flamenco. «Même sa façon de prendre la guitare était novatrice, explique Juan Carmona. Avant lui, les guitaristes tels que Sabicas adoptaient l’attitude des instrumentistes classiques. La position de Paco lui permettait de jouer davantage avec le bas du manche, et de privilégier les notes aiguës.»

Pour Vicente Pradal, il a poursuivi le travail de Carlos Montoya, qui a introduit dans le flamenco les arpèges et les trémolos venus du classique. «Mais en accélérant le mouvement. Ses picados [rafales de notes, ndlr] étaient deux fois plus rapides que chez ses prédécesseurs.»

Les deux hommes ont des souvenirs personnels du musicien disparu. Juan Carmona évoque une rencontre à Madrid, et «un geste inoubliable».«En 1992, je me suis inscrit au concours Paco de Lucía. Le jury m’a accordé le premier prix. Au moment de remplir les documents officiels, j’ai présenté ma carte d’identité française, étant fils d’immigrés andalous, né à Lyon. Les organisateurs se sont exclamés : "Ah non, on ne peut pas attribuer un prix de flamenco à un étranger !" Paco est intervenu très fermement pour qu’ils reviennent sur leur position. J’ai donc gagné ce concours, qui n’a plus jamais eu lieu.»

Sec et mat.

 Vicente Pradal garde en mémoire un après-midi en studio, toujours dans la capitale espagnole. «Paco et Camarón [de la Isla, ndlr] enregistraient leur album Como el Agua. Je les connaissais, ils m’ont permis d’assister à l’enregistrement. Pendant une pause, Paco m’a demandé quelles cordes j’utilisais, il a emprunté ma guitare pour les essayer et joué une vingtaine de minutes, des trucs de folie…»

Les deux musiciens soulignent aussi le rôle de Paco de Lucía dans la découverte du cajón péruvien. Avec son percussionniste brésilien Rubem Dantas, il avait entendu cet instrument à l’occasion d’un concert à Lima et en a acheté un. Avec ce son sec et mat, il était une excellente alternative aux palmas, les battements de mains. En très peu de temps, toute la sphère flamenco l’avait adopté. On retrouve aujourd’hui la cajón dans le jazz ou la chanson.

Pour Vicente Pradal, l’«Astre d’Algésiras» a «repoussé les frontières du genre. Il a la même importance que Picasso ou Miles Davis dans leurs domaines. Il nous a réveillés aussi, montrant qu’on pouvait toujours aller plus loin». Juan Carmona le compare lui aussi aux plus grands : «En musique classique, Bach et Mozart sont morts depuis longtemps. Alors que leur équivalent flamenco a été notre contemporain.»

Paco de Lucía, homme modeste et réservé, aurait rougi de ces comparaisons, lui qui se définissait comme un «chanteur frustré».

recueilli par François-Xavier Gomez

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