jeudi 27 mars 2014

Bernard Lavilliers et la couleur des sentiments (Le figaro)

Bernard Lavilliers photo Rémy Gabalda
 Bernard Lavilliers a longtemps incarné une alternative. Un engagement, même. Au milieu des années 1970, il était, avec une poignée d'autres chanteurs (Renaud et Jacques Higelin), l'antidote à la variété pailletée invitée des shows télé de Maritie et Gilbert Carpentier. Ce natif de Saint-Étienne, issu d'une famille ouvrière, boxeur, était à mille lieues des us et coutumes du show-business. Son public se recrutait à la marge, du côté des exclus, des sans-voix. Au tournant des années 1980, Lavilliers accéda à une reconnaissance bien plus large, avec l'album O Gringo. Entre chanson française, rock, salsa, reggae et bossa-nova, ce disque l'imposa comme un poids lourd de la scène. L'homme n'hésita pas à mouiller le maillot, surjouant volontiers son côté baroudeur à gros biscotos. Mais les chansons étaient bonnes. Et les tubes se succédaient à une cadence infernale. Idées noires (un duo avec Nicoletta), Noir et Blanc, hymne de la lutte contre l'apartheid, et On the Road Again rythmèrent une décennie triomphale. Lavilliers s'inscrivait dans les pas de son modèle avoué, Léo Ferré. Contrairement à bon nombre de paroliers, il ne sacrifia jamais les mélodies ou les arrangements, tout en maintenant le cap, et en imposant son image de Corto Maltese chantant.



Un artiste en réinvention permanente


La conscience de la classe ouvrière, qui donnait volontiers des concerts dans les usines, devint une vedette de la chanson populaire. Depuis quelques années, Bernard Lavilliers est devenu un classique. L'homme qui divisait a fini par mettre tout le monde d'accord. Son inspiration ne s'est pas tarie, mais son statut a changé. Le Stéphanois est devenu un grand de la chanson, doublé d'un artiste en réinvention permanente. À la fin de l'année passée, il a livré Baron Samedi, un des meilleurs albums de sa carrière. Ce vingtième disque - en un peu plus de quarante ans d'activité - a été inspiré par la situation en Haïti et le culte vaudou. Parti à Port-au-Prince après les ravages du tremblement de terre de janvier 2010, il a découvert la figure du personnage clé du culte haïtien, qui donne son titre à l'album.

Bernard Lavilliers n'a plus besoin de montrer les muscles pour convaincre. Sur ses nouvelles chansons, le sexagénaire tombe le masque, et s'autorise une douceur qu'on ne lui connaissait pas. Avec le concours des musiciens et arrangeurs Romain Humeau et Fred Pallem, il vient de livrer une de ses partitions les plus sensibles et variées. Le funk cuivré de Y'a pas qu'à New York rappelle ses anciens titres, la transposition de Jack l'Éventreur au monde de la finance est joliment emballée de cordes, et le Réunionnais Alain Peters est à l'honneur à travers une reprise de son Rest'là Maloya.

L'homme qui interpréta la complainte des arts ménagers de Boris Vian revisite aussi la traduction que l'auteur de L'Écume des jours a donnée de Complainte de Mackie, standard de Kurt Weill. Et, surtout, il réussit le tour de force de mettre en musique Prose du Transsibérien et de la petite ­Jehanne de France, de son poète préféré Blaise Cendrars.

Olivier Nuc Le Figaro du 19 mars 2014

Aucun commentaire :

Enregistrer un commentaire