Jef Gilson |
Au début des années 1960, autour du carrefour de l’Odéon, des musiciens de jazz ont pris la liberté de s’émanciper grâce aux standards américains.
« Il était facile de savoir quand le groupe d’Ornette était en train de jouer, car le public restait dehors, sur le trottoir. Puis, au moment des entractes, tout le monde retournait à l’intérieur pour boire un coup dans le club. » Ainsi commence, selon le pianiste Paul Bley, l’aventure du « free », avec Ornette Coleman, héraut de cette nouvelle musique et auteur de l’album fondateur Free Jazz, enregistré en 1960. Terminé les structures, les tempos, les grilles harmoniques ou les mélodies. Vivent les formes plus libres que libres !
Une génération assoiffée de liberté
Cette révolution marque un tournant majeur dans l’histoire du jazz, particulièrement pour l’Europe, comme le rappelle le musicologue Ekkehard Jost dans son ouvrage Free Jazz : « [le phénomène] a libéré les musiciens européens des critères de la tradition, mais aussi de la tutelle du jazz américain. » Ce que le critique et historien allemand J.E. Berendt a baptisé « Emanzipation ». Car, avant l’arrivée de la new thing, l’Europe et la France (à l’exception de cas comme Django Reinhardt) n’étaient qu’un océan d’ersatz d’épigones, souvent brillants, de John Coltrane, Sonny Rollins ou d’autres légendes.
“La grande rupture reste le fait d’avoir décidé d’arrêter de jouer les standards, le répertoire américain”
A Paris, dès le début des années 1960, une nouvelle génération fait parler d’elle. Un nom s’illustre, Jef Gilson, éternel marginal et pionnier de cette nouvelle vague musicale. Autour de lui orbitent Michel Portal, Bernard Lubat, Henri Texier… En 1965, le pianiste François Tusques publie à son tour un album intitulé Free Jazz. L’acte d’émancipation est signé. A l’époque, la scène parisienne vit au carrefour de l’Odéon : « Nous étions répartis entre les hôtels La Louisiane, Le Grand Balcon, Saint-André-des-Arts, et nous jouions, nous expérimentions au Chat qui pêche, au Riverboat ou au Caméléon », se souvient Daniel Humair, batteur incontournable pour les Américains de passage, mais qui a également participé à la déconstruction des règles du jeu : « La grande rupture reste le fait d’avoir décidé d’arrêter de jouer les standards, le répertoire américain, pour se concentrer sur des compositions. Nous avons aussi apporté une chose : il n’était plus question de parler, de manger et de ne pas écouter pendant les concerts. Sinon nous nous arrêtions de jouer. » Avec le free européen, le jazz s’éloigne donc définitivement de son statut de musique de divertissement, de danse. Mais comment décrire cette identité française ? L’influence de la musique contemporaine et du dodécaphonisme est un élément de réponse. Le musicologue Vincent Cotro (1) , lui, voit « une tendance au burlesque, un humour distancié […] comme s’il s’agissait d’échapper à la gravité […] inscrite dans l’élan créateur même des Noirs américains ».Un demi-siècle plus tard, une partie de cette génération assoiffée de liberté a disparu et aucun club-laboratoire de l’époque n’a survécu. Mais les musiques « libres » made in France, elles, perdurent grâce à quelques salles militantes. Parmi elles l’Atelier du Plateau, à Paris, ou Le Triton, aux Lilas.
(1) Chants libres : le free jazz en France, 1960-1975, éd. Outre Mesure, 2000, 288 p.
Le Triton, 11 bis, rue du Coq-Français, 93 Les Lilas, 01 49 72 83 13, letriton.com | L’Atelier du Plateau, 5, rue du Plateau, 19e, 01 42 41 28 22.
Louis Victor, Télérama, le 19/12/2017.
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