jeudi 4 janvier 2018

Archie Shepp «On dit que le jour le plus raciste aux Etats-Unis, c’est le dimanche matin !» (Libération)

Archie Shepp
Archie Shepp




Le saxophoniste octogénaire se produit ce mardi à la Philharmonie, d’abord en duo avec le pianiste Jason Moran, puis en formation élargie avec chœur gospel. Pour l’occasion, il évoque ses engagements et son rapport à la religion.



Ça a beau être devenu l’un des grands classiques de la rentrée, ça n’en reste pas moins un événement : le saxophoniste Archie Shepp est de retour avec un répertoire intitulé Art Songs & Spirituals, interprété en duo avec le pianiste Jason Moran puis en seconde partie, en plus large formation, avec un chœur gospel et l’organiste Amina Claudine Myers. L’occasion de l’interroger sur son rapport à la tradition, à la religion, sur ses engagements… Et de faire le bilan avec un musicien toujours vaillant, à 80 ans.

Archie Shepp "Art Songs & Spirituals" - 6 (La Villette Jazz Festival - Paris - September 12th 2017)


Vous avez enregistré de grands disques en duo, notamment avec Horace Parlan et Abdullah Ibrahim. Qu’est-ce qui vous attire dans cette formule que vous reconduisez avec Jason Moran ?

Pour tout vous dire, il s’est toujours agi d’idées de producteurs. Ce qui ne signifie pas que ce sont de mauvaises idées. Pour preuve, Goin’ Home avec Horace me fait toujours pleurer. Mais je préfère quand même le quartet, qui permet plus de swing. Je crois que c’est une notion essentielle du jazz.

Archie Shepp & Jason Moran (La Villette Jazz Festival - Paris - September 12th 2017)


Le blues, par lequel vous avez débuté au banjo, est constamment présent dans votre musique, dans l’esprit comme dans les titres de vos compositions…

J’ai grandi avec cette musique, celle que jouait mon père. Elle est dans mon ADN. Et c’est un sentiment qui ne m’a jamais quitté. Malheureusement, j’ai très vite été étiqueté free - on parle désormais de moi comme d’un vétéran du free jazz (rires) -, ce qui a eu pour conséquence que le public n’a pas toujours fait le lien avec mes racines. Elles sont pourtant là : j’ai salué Sonny Boy Williamson II, j’ai toujours aimé la musique de Sonny Terry et Brownie McGhee. Je pourrais même ajouter qu’en 1966, j’ai aussi fait une dédicace à James Brown [sur l’album Live in San Francisco, paru sur Impulse!, ndlr], qui m’avait fait forte impression. Pour nous, il représentait un autre type de révolution.

Vous dédiez une partie de votre concert au gospel, une musique que vous avez aussi souvent pratiquée. La religion a été un facteur d’émancipation pour les Afro-Américains, si l’on songe à Martin Luther King ; et, paradoxalement, c’est en son nom que les Africains ont été déportés à des fins mercantiles…

Cette ambivalence existe dans toutes les religions : elles se veulent très inclusives, mais dans leur pratique, elles sont souvent exclusives. Les chrétiens prêchent l’égalité et en même temps, c’est au nom de leur croyance qu’ils ont interdit aux esclaves de pratiquer leurs cultes, qu’ont été établies des hiérarchies entre les différents groupes ethniques. On dit que le jour le plus raciste aux Etats-Unis, c’est le dimanche matin ! (rires.) Les Noirs ne vont pas dans les églises blanches et vice versa.



Archie Shepp "Art Songs & Spirituals" - 4 (La Villette Jazz Festival - Paris - September 12th 2017)



Si votre famille était pratiquante, vous êtes plutôt connu pour vos engagements «marxistes», qui font écho à la pensée du Black Panther Fred Hampton…

Je n’ai jamais entretenu de confusions entre mes croyances «spirituelles» et mes convictions politiques. Ma position a toujours été politique, je n’ai pas cherché la solution dans la religion. D’ailleurs, Martin Luther King était à mon avis un socialiste. Il ne faut jamais oublier que le jour de son assassinat, il était en train de soutenir la lutte de travailleurs de la voirie ! J’estime que la religion doit demeurer quelque chose de très intime. Ce qui m’importe, c’est la relation de mon être avec mon environnement, de mon âme avec l’univers.

Avant l’élection d’Obama, vous nous disiez être sceptique quant aux possibilités de changements. Dix ans plus tard, qu’en pensez-vous ?

J’avais dit : «Le Président est noir, mais la Maison est blanche.» Obama était un bel oiseau, mais sans les ailes susceptibles de porter les autres. La suite m’a donné raison, même si je pense que le geste que représente son élection avait son importance symbolique. Depuis, la guerre coloniale a continué, et cela a permis aux racistes de se dire «OK, on peut désormais se lâcher, voter Trump.» Et aujourd’hui la police est plus débridée : elle a encore plus de pouvoir de tuer, particulièrement les jeunes Noirs. J’ai le sentiment que c’est encore pire.

Le mouvement Black Lives Matter se charge pourtant de dénoncer ces crimes…

Ça me rappelle ce que j’ai vécu dans les années 60. A l’époque, James Brown chantait «I’m Black and I’m proud». Ce retour, qui fait écho à des luttes anciennes, est bien la preuve que peu de choses ont changé. Parce que la vraie question est celle du capitalisme, dans sa capacité à tout accaparer. Soit les peuples s’agenouillent définitivement, soit ils décident de rester debout pour les droits de tous. Les Noirs comme les Blancs !

Ne pensez-vous pas que l’un des principaux problèmes, en musique comme ailleurs, est que l’on vous définisse toujours par d’où vous venez que par où vous souhaitez aller ?

C’est l’un des sujets pour les Noirs, en France comme aux Etats-Unis : ils sont toujours ramenés à leurs origines. Il y a comme une difficulté à devenir pleinement citoyens ! Les racines sont importantes, les races me semblent plus discutables. Nous sommes dans un temps où ce type de question doit être transcendé : soit tous les êtres humains travaillent ensemble pour créer un monde plus juste, soit on choisit de demeurer dans un espace divisé, qui justifie donc le racisme de tous les côtés, et qui ne peut que courir à notre destruction.

Seriez-vous un pessimiste ?

Quand on regarde la beauté de la Terre, l’on est en droit de s’interroger sur l’intelligence de l’homo sapiens qui s’acharne à la détruire. On nous parle de partir sur Mars, sur Saturne, des planètes qui sont quand même nettement plus moches ! Comme si l’on avait accepté la possibilité que tout cela disparaisse par notre unique faute. Le plus troublant est sans doute le début de la disparition des pôles. A mesure que tous ces glaciers fondent et s’effondrent, les perspectives s’amenuisent et pourtant, on continue de chercher du pétrole dans la mer. Les océans sont-ils condamnés à être des champs pétrolifères, ou des champs de plastique ? Il est dit dans le chapitre de la Révélation de la Bible que la mer va prendre feu.

Jacques Denis, Photo Jérôme Bonnet, Libération le 11.09.2017



Archie Shepp - Alone Together

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