lundi 22 janvier 2018

Ahmad Jamal : «La bonne musique est faite pour durer» (Libération)

 Ahmad Jamal


Retiré dans le Massachusetts mais inépuisable source d’inspiration pour la nouvelle génération, le légendaire pianiste américain au phrasé inimitable est en concert exceptionnel ce mardi à Paris.







C’est un rire. Plus qu’un tic, une marque de fabrique, histoire de ponctuer un bon mot, de souligner l’à-propos d’une remarque. A l’heure d’une retraite qu’il n’a toujours pas réellement prise, Ahmad Jamal, 87 ans, a choisi le parti d’en sourire plus que jamais, même si sous le masque de l’humour peut aussi se cacher une face plus sombre quant à la farce du monde. «Deux tremblements de terre à Mexico à la même date [le 19 septembre 2017 et 1985, ndlr], des îles sous les eaux, des ouragans de pire en pire… La Terre a besoin de se nettoyer. Et certains pensent contrôler la situation. Quelle infantile prétention !» En cette fin septembre, Donald Trump vient encore de faire des siennes : Porto Rico est dévastée comme jamais, le clown du tweet préfère s’attarder sur la polémique qui enfle autour des joueurs de la NFL (la ligue de football américain) mettant un genou à terre lors de l’hymne. «C’est notre démocratie qui est à terre, commente Jamal. Ce que m’avait dit mon ami bassiste Jamil Nasser prend tout son sens : quand les fous sont au pouvoir, la civilisation est en pleine décadence. Quand vous regardez la crise avec la Corée du Nord, c’est quand même insensé que les imbéciles aient désormais le pouvoir d’appuyer sur le bouton.» Non, décidément, derrière ce rire puissant, le vieil homme, irradiant tel un éternel adolescent, est amer face à l’engloutissement programmé d’un monde qu’il a tant aimé, qui s’enfonce dans les tréfonds d’une avidité sans fin. «Ni pessimiste ni optimiste, j’essaie juste d’être réaliste. Quelque chose ne va pas, et il est temps de le corriger avant d’atteindre le point de non-retour.»

Depuis des années, le pianiste s’attaque à ceux qui ruinent la musique. Contre les éditions pirates qui spolient les auteurs, les ventes en ligne qui bafouent les informations, YouTube qu’il décrit comme «la pire chose arrivée à la musique», cette fois sans l’ombre d’un rire. «Alors que la technologie se développe sans cesse, l’éthique chute irrémédiablement.» Et d’oser le mot «poubelle», en français. «Les jeux vidéo sont basés sur l’élimination de l’autre. Les films ne font que l’apologie de la destruction. Pourquoi Star Wars et non pas Star Peace ? Tuer son prochain : c’est ça, le but du jeu ? A croire que c’est plus simple d’être mauvais que bon ! Et dans tout ça, les plus jeunes vivent dans le paradis artificiel des distractions. iPhone X, iPhone 8… Vous savez quoi ? Ils ont utilisé ma musique, Snowfall, pour lancer l’iPhone 7. Enchanté, j’attends toujours d’être payé !» Pas sûr non plus que tous les beatmakers aient réglé en bonne et due forme leur tribut à celui qui fut samplé à tour de bras. A titre d’exemple, The Awakening, anthologique LP paru sur Impulse! en 1970 : de DJ Premier à Pete Rock, beaucoup y ont puisé leur matière première. J Dilla en fera même un thème au titre explicite : Ahmad Impresses Me.


Élégante prestance

A l’heure de l’été indien, les feuilles mortes commencent à se ramasser à la pelle dans ce coin du Massachusetts où il a élu domicile depuis 2009 dans une demeure presque aussi vaste que son répertoire. A l’automne de sa carrière, le pianiste en repasse comme souvent par ces Autumn Leaves, un standard au programme de son dernier album, aussi inusable à l’écouter que bien des œuvres du corpus classique. «La bonne musique est faite pour durer.» Ahmad Jamal a retenu les leçons attribuées à Ellington ou Stravinsky. C’est selon. Peu importe, il a été biberonné tout petit à ses deux matrices : la musique classique européenne et la musique classique américaine, ce terme qu’il utilisa en 1982 lors d’un récital à San Francisco. Comme d’autres, il estime que le mot «jazz» est par trop limité pour qualifier une expression artistique où le blues, le gospel et la soul ont droit de cité. Interrogé à ce propos, Ahmad le Magnifique - un de ses nombreux surnoms, qui lui va comme un gant vu son élégante prestance - avait décoché en 2011 : «Si vous ouvrez des dictionnaires, ce mot est attribué à toutes sortes de choses : un logiciel, un parfum… Ce n’est pas de la paranoïa, juste la réalité. Je ne suis pas sûr que Billy Strayhorn ait dit un jour : "Je suis un compositeur de jazz." Non, il était un compositeur.» Ahmad Jamal a de la suite dans les idées, et ça ne date pas d’hier. C’est même l’un des traits de ce caractère bien trempé, qui a aujourd’hui quasiment autant d’années que les touches de son Steinway, sa marque de piano de prédilection.

Un bail que le pianiste est entré dans le club très restreint des esthètes étalons. Une légende vivante ? L’expression le fait encore et toujours se marrer. «Ce qui me concerne, c’est le présent, intensément. Ce que je vais pouvoir faire demain. Sans regarder trop loin non plus, j’ai 87 ans quand même !» Dont quatre-vingt-quatre passés derrière ce piano où, encore à peine plus haut que le tabouret, le gamin de la working class de Pittsburgh alignait les classiques façon premier de la classe : Chopin et Gershwin, Bach et Tatum. A 11 ans, il est déjà outillé pour passer chez les pros. A 14, il obtient sa carte du syndicat des musiciens, et peut donc jouer comme les grands. S’il rêve d’aller étudier à la fameuse Juilliard School de New York, l’école de ce maître, ce seront les clubs : «Si j’ai reçu toutes sortes de diplômes, de prix, mon vrai doctorat, je l’ai obtenu dans la rue. Mais attention, je ne dirai jamais à un gamin de suivre ce chemin. Moi, je suis un survivant. Fats Waller, Charlie Parker, Bud Powell n’ont pas tenu le choc. Parce qu’à 17 ans, vous pouvez vite vous égarer.» En tout cas, même à l’heure où il vient d’être sanctifié d’un Grammy Award pour l’ensemble de son œuvre, il ne peut s’empêcher de glisser : «J’ai toujours fui les encyclopédistes qui vous donnent des leçons.» Prendre tout cela au sérieux certes, mais ne pas jouer au sentencieux : il a maintenu cette ligne de conduite, un sens de la mesure qui compose avec les autres. Et pourtant tout est allé très vite chez ce surdoué.

A 18 ans, Ahmad, encore sideman, est déjà au côté de Dinah Washington à l’Apollo Theater de Harlem. Le temps d’emménager à Chicago, où après avoir enchaîné les petits boulots - balayeur notamment - il devient leader de son premier trio, ce format classique qui deviendra sa formule magique, même s’il ne peut s’empêcher de préciser qu’elle ne veut rien dire. «Grands ou petits ensembles, je ne pense qu’en termes d’orchestre. Mon piano est un orchestre en soi, tout comme mon groupe, qui en est le prolongement.» Tout est dans ses doigts, tous au diapason. Ne dit-on pas qu’il est le monstre aux deux mains droites ? En 1952, alors qu’il vient de se convertir à l’islam - et du coup de changer d’état civil -, le jeune Jamal se retrouve au Carnegie Hall, pour une soirée célébrant les vingt-cinq ans de carrière du Duke : lui en a tout juste 22, et le voilà partageant l’affiche avec Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Billie Holiday, Stan Getz… L’année d’après, Miles Davis est alerté par sa sœur, Dorothy, de l’existence de ce prodigieux pianiste. «Sa conception de l’espace, la légèreté de son toucher, sa retenue, sa façon de phraser notes, accords et traits, m’en avaient mis plein la vue. De plus, j’aimais les thèmes qu’il jouait […] mais aussi ses compositions originales. J’aimais son lyrisme au piano, sa façon de jouer, l’espace qu’il utilisait pour le voicing d’ensemble de ses groupes», insistera le trompettiste dans son autobiographie, où plus d’un en prend pour son grade. Pas Jamal, «un grand pianiste qui n’a pas eu la reconnaissance qu’il méritait», dont Miles retint notamment la parfaite maîtrise de l’instrument, l’idée de respiration spatiale, un sens inouï de la mélodie… Mieux, Ahmad le Terrible - pour paraphraser une composition de Jack DeJohnette - va décliner une proposition d’enregistrement avec Miles le terrifiant. C’est rare. Tout autant que cette version de Billy Boy, thème fétiche du pianiste, que va immortaliser Davis sur Milestones. Avec rythmique, mais sans trompette !


 Ahmad Jamal
 Ahmad Jamal

Sculpteur d’espaces

A 27 ans, Ahmad se retrouve en Egypte puis au Soudan. De retour au pays natal, il grave en 1958 un sommet, But Not for Me, un live au Pershing Hotel de Chicago qui le hisse au top des ventes. Plus d’un million de disques écoulés ! Sa version du standard Poinciana fera référence pour les musiciens en devenir. Certains n’y entendent là qu’un bon pianiste de bar… Avant de se raviser. L’erreur est humaine. Car il ne faut pas se méprendre : sous le vernis lyrique, ce perfectionniste n’aura de cesse de peaufiner son style, tout à la fois virtuose et véloce sur le clavier, mais aussi empreint d’une profonde spiritualité et d’une dense sérénité. «Je suis plutôt d’un naturel introspectif. Les tournées, les clubs, j’ai vite beaucoup donné et en fait, dès la fin des années 50 j’aurais aimé prendre ma retraite !» A l’époque, il ouvre d’ailleurs un restaurant, l’Alhambra, clin d’œil à l’éclairée Andalousie. La photo qui orne l’album paru en 1961 sur Argo, filiale de Chess, en témoigne. Le lieu sera habité par un certain Barack Obama lorsque le futur président débarque à Chicago. Ahmad Jamal quitte la Cité des vents en 1962 pour se retrouver à la Mecque du jazz : New York. Il a pour voisins de quartier Miles, Harry Belafonte, Lena Horne… Il continue de jouer tout en produisant d’autres artistes, une activité de «passeur» qu’il perpétue jusqu’à aujourd’hui.

On pourrait continuer de feuilleter l’album d’une vie qui ressemble à un roman. Avec ses périodes fastes et ses passages à vide, comme au cours des années 80, où il est moins à la mode. C’est toujours la même histoire : en musique, il faut soit être jeunot soit âgé, l’entre-deux est souvent une période «critique» pour figurer en bonne place dans les journaux. Il en sortira plus puissant que jamais, enregistrant des disques qui, d’un coup de poignet bien ferme, retournent la tendance. Revoici celui que d’autres encore ont baptisé le Prophète en odeur de sainteté. En 1995, The Essence sera l’album de la renaissance consacrée sur l’autel médiatique. Il n’a néanmoins jamais arrêté d’enregistrer, d’essayer, de peaufiner. Il faut écouter Jamal Plays Jamal, un rare millésime 1974 que le pianiste a eu la bonne idée de ressortir des oubliettes ce mois-ci , pour s’en convaincre. On l’y entend au Fender Rhodes, mais aussi évoquer Debussy dans une prémonitoire Death & Resurrection. En bon architecte - encore un surnom - Ahmad Jamal construit disque après disque un univers, agence à sa main les pièces, les siennes comme les standards, sculpte l’espace, tire des droites et des lignes plus sinueuses. Tout est dans le détail, et tout ça réuni sonne comme un seul homme. Appelons ça une œuvre, dont la singularité s’entend au fil de la qualité d’un son de groupe unique.

Ambiance zen

A toutes les époques, il s’est appuyé sur une assise rythmique, un groove élastique qui fait pleinement corps avec son esthétique. Des batteurs d’exception, pour la plupart sortis du creuset néo-orléanais, et des contrebassistes à la subtile souplesse. En 2017, ils ont pour noms Herlin Riley et James Cammack. Deux petits jeunes, 60 ans d’âge tout de même, que le pianiste a lancé dans le métier. Ils cheminent avec le patron pour sa visite de Marseille, titre de son récent recueil, ville qu’il a découverte dans les années 80. «J’ai pris l’habitude d’y marcher tout seul, de long en large… C’est quand même là qu’on mange les meilleurs couscous !» Ce n’est pas la première fois qu’il salue des cités qu’il a traversées : Toulouse, Pérouse, Tucson, Bahia… Sans oublier Pittsburg, sa ville natale, qui fut l’objet d’un disque complet et dont il se plaît à énumérer les natifs, avec une mention toute spéciale à Erroll Garner. Cette fois, s’il en passe aussi par la libanaise Baalbek, que ce mystique a foulée de ses notes en 2003, «avant toutes ces hérésies…», c’est le grand port plusieurs fois millénaire auquel il dédie même des paroles : «Marseille, ta voix ne cesse de m’appeler…»

Comment ne pas lire dans ce choix un curieux écho, comme un heureux hasard («Je n’y avais pas songé…»), à deux penseurs majuscules de la culture afro-américaine, W. E. B. Du Bois, père fondateur du mouvement des droits civiques, et Claude McKay, romancier engagé à gauche toute ? Le premier est né à Great Barrington, la petite localité jonchée de belles bâtisses «bostoniennes» où Jamal a choisi de se retirer depuis 2009 ; le second a écrit en 1928 Banjo, une apnée dans la faune phocéenne, celle des dockers de la diaspora noire. Entre ces deux auteurs, une même remise en question de toute tentation de sombrer dans le nationalisme. Ce qui n’est pas sans faire sens avec le regard bleu acéré d’Ahmad Jamal, qui n’a jamais voulu s’en tenir à une vision bichrome du monde : «J’aime l’énergie de Marseille. C’est la porte de l’Afrique, la porte vers ailleurs. C’est un port comme New York, avec à la fois un sentiment de douceur et une douleur, une apreté du quotidien. Il y a dans ces lieux une réalité multiethnique qui me parle.»

«Je ne me suis jamais considéré comme un créateur, juste un médiateur. Nous ne créons rien, ni les animaux ni les végétaux, mais par contre nous avons les moyens de faire réfléchir cette créativité.» Le musicien a l’humilité des plus doués, une humanité qui transpire dès qu’on pénètre son antre. Ambiance zen, il faut se déchausser. Aux murs des grandes pièces, dont une abritant deux pianos, des photos de ceux et celles qui ont jalonné sa vie, une sourate et des phrases qu’il faut décrypter comme des préceptes de vie : «Fear less, hope more/ Eat less, chew more/ Whine less, breathe more/ Talk less, say more/ Hate less, love more…» C’est ici qu’il cultive son jardin, dans une atmosphère qui rappelle que feng shui rime avec soufi. Chaque matin, à l’aurore, il lit le Coran, à son chevet, comme Ravel, qui demeure l’un de ses compositeurs préférés.

Rite initiatique

Dans ce havre à trois bonnes heures de New York, il prend le temps de méditer. Et le plaisir de jouer seul des heures durant. C’est ainsi, ici, qu’est née Marseille. «Chaque jour, j’ai des chansons en tête. Toutes ne finissent pas sur le papier, et encore moins sur disque. Mais c’est un talent que j’ai toujours eu, et c’est pourquoi j’ai un carnet de notes à côté de moi. Je suis très vieille école, vous savez…» Rire, ça va sans dire. Pour les consigner, il peut aussi compter sur un enregistreur que lui a offert un de ses ingénieurs du son : «Parfois je l’utilise…» Tout est dans la suspension chez Jamal. Une chose est sûre : des centaines de titres se sont joués là, que l’on n’entendra sans doute jamais dans ce format. Car, malgré l’insistance de tous, il n’a toujours pas publié d’album en solo, ce rite initiatique qui validerait la maturité de tout instrumentiste. Les bons vieux clichés ne sont pas l’affaire de l’octogénaire. «Je suis un musicien qui joue avec un groupe. Il faut connaître ses limites. Combien de fois avez-vous entendu jouer Horace Silver en solo ? ou Count Basie ? Certains pianistes ne sont pas faits pour ça. Depuis tout jeune, c’est inscrit dans ma tête.» Avant d’avouer, avec malice, avoir enregistré à Paris un album complet en solitaire, en juillet 2016. Au programme : une poignée de standards - dont Emily de Johnny Mandel et un thème de Mary Lou Williams -, ainsi que certaines de ses compositions. «Quand est-ce que ce sera publié ? Je n’en sais rien… Un jour, si Dieu le veut.»

Jacques Denis Envoyé spécial à Great Barrington (Massachusetts). Photos Peter van Agtmael. Magnum Photos

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