jeudi 26 mai 2016

«Al viento», flamenco en famille (Libération)


Le guitariste Pedro Soler et son fils, le violoncelliste Gaspar Claus, signent ensemble un album subtil et plein de grâce, vision partagée de leurs racines.

La suspension et le silence, la danse et les dissonances, les coups de sang et l’éclat de l’instant chaviré : il y a dans ce dialogue beaucoup de subtilités, bien des sentiments partagés dans cette musique qui se joue sur le fil d’une fragile intimité. Quoi de moins étonnant, lorsqu’on sait que le violoncelliste Gaspar Claus n’est autre que le fils du guitariste Pedro Soler. Et pourtant, quoi de commun entre leurs deux univers, en schématisant tout le champ de la musique actuelle pour le premier, la tradition du flamenco pour le second ? Tout, ou du moins l’essentiel : la volonté de créer, le besoin de creuser, le désir d’inventer… En un mot, la musique dans ce qu’elle a de plus profond, comme un écho atemporel aux urgences de l’actualité, aux boucans du monde. «Pedro est dans une quête d’épure, de sonorité juste, de réduction minimale qui lui confère un jeu à la fois archaïque et très moderne. Je pense chercher la même chose, en visitant d’autres formes», souligne Gaspar, qui eut l’idée de ce duo. En 2011, ils enregistraient ainsi, à New York, Barlande, scellant un lien depuis longtemps consacré à l’état civil.

Echange.

Le coup d’essai fut un coup de maître, et leur étude autour du flamenco rappelait à tous qu’avant d’être un genre, avec ses règles et ses usages, la musique est histoire de musiciens, affaire de personnalités. Celles de Pedro Soler, expert de l’échange, trace une voie originale dans la musique andalouse. Celle de Gaspar Claus, érudit des musiques improvisées, échappe à tout formatage. D’ailleurs, où situer ce nouveau recueil sur la cartographie du monde sonore ? «D’abord et avant tout dans le vent qui souffle sur les eucalyptus dans notre jardin, à Banyuls. Il est doux et fringant, dynamique mais constant. Papa s’assoit souvent l’été dehors, le soir, pour écouter cela.» Les deux pieds dans son terroir, le solaire père n’a cessé d’avoir les mains baladeuses, fréquentant d’autres musiques, caressant d’autres mondes, pour mieux fertiliser le flamenco. Avec doigté et subtilité, sans jamais chercher l’épaisseur du trait prononcé, sans volonté de gommer l’altérité de la rencontre…

C’est bien l’enjeu de cette bande-son, qui prolonge le mouvement entamé cinq ans plus tôt : une poétique de la relation qui se joue des différences objectives et des points de convergence subjective. En réinvestissant le flamenco dans toute sa diversité (buleria, tientos, malagueña…), ils cadrent le duo pour mieux décadrer le propos, à mille lieues des tentatives qui visent à réformer le flamenco par les mots - flamenco rock, novo flamenco, et ainsi de suite. Ici, on joue entre les lignes, sur les notes. Pas une note de trop.

Respiration.

Des cordes qui grincent, qui frottent, qui glissent, qui crissent, qui nous caressent, parfois à rebrousse-poil. «Je ne cherche pas la nouveauté. Je passe des heures à creuser cette musique pour essayer de lui faire dire ce qu’elle a à me dire encore. Cela me tient en haleine comme un chercheur d’or !» insiste l’aîné, qui a marqué les esprits, notamment par des duos nomades avec des musiciens, classique, jazz et même indien… Cette formule nucléaire permet encore une fois à ces deux électrons libres de se concentrer sur la quintessence du flamenco, de doucement en exploser tous les clichés pour y exposer sa nature profonde, tel un blues ibérique. Un souffle passe, une histoire de respiration. «Nous nous retrouvons sur le cri, la plainte, le silence, les rythmes, chacun ayant sa façon de s’exprimer», reprend Pedro Soler. C’est ainsi qu’ils établissent une connexion onirique, un lien oblique entre le flamenco le plus rural et les musiques de l’ère 2.0.

Cela sonne comme une évidence, ces deux-là s’entendent au-delà des apparences. C’est peut-être même à cet instant, renversant les a priori, se retrouvant tels qu’en eux-mêmes, sans chercher à s’accorder à tout prix, que ces oreilles absolues trouvent le meilleur terrain d’entente esthétique. Appelons ça le vent de la liberté.


Par Jacques Denis, Libération, le 18 avril 2016

Aucun commentaire :

Enregistrer un commentaire