lundi 16 mai 2016

L’ami par qui Iggy a ravivé ses années Bowie (Le Monde)


Rencontre à Austin avec le rockeur reptilien et son acolyte Josh Homme, qui l’a aidé à retrouver l’inspiration sur l’album « Post Pop Depression »

La dernière fois qu’un album avait autant évoqué la Camarde et de possibles adieux, le disque s’appelait Blackstar et son auteur – David Bowie – mourait deux jours après sa publication, le 10 janvier 2016. Même s’il s’interroge sur la mort et l’au-delà, le dix-septième album studio d’Iggy Pop, Post Pop Depression, sorti le 18 mars, ne devrait pas porter malheur à celui qui fut un intime et complice du créateur de Ziggy Stardust (un Ziggy dont Iggy fut l’un des inspirateurs).

La proximité est pourtant troublante.

D’autant que ce nouvel opus réalisé et cosigné par le Californien Josh Homme, chanteur-guitariste des Queens of the Stone Age, cofondateur et membre intermittent des Eagles of Death Metal, s’approche comme jamais des deux albums cultes – The Idiot et Lust for Life – que Bowie avait produits et cocomposés en 1977 pour l’ancien chanteur des Stooges, en admirateur inconditionnel de ce groupe du rock extrême américain.

Un magnifique cousinage confirmé, le 16 mars, sur la scène du Moody Theater d’Austin, dans le cadre du festival South by Southwest (SXSW). Iggy enflamme l’arène texane en mêlant ses nouveaux morceaux à la quasi-intégralité de The Idiot et de Lust for Life, accompagné du géant roux Josh Homme et des musiciens qui ont sculpté Post Pop Depression – Matt Helders (des Arctic Monkeys) à la batterie, Dean Fertita (Queens of the Stone Age, The Dead Weather) à la guitare, mais aussi Troy Van Leeuwen (Queens of the Stone Age) aux claviers, guitare et percussions, et Matt Sweeney (Chavez) à la basse.

Irrésistible ouverture du concert, l’intro de batterie de la chanson-titre de Lust for Life reste une des chevauchées les plus fantastiques de l’histoire du rock. Si des titres comme The Passenger ou China Girl font également figure de classiques, beaucoup d’autres – Fall in Love with Me, Some Weird Sin, Success... – se sont longtemps absentés du répertoire live d’Iggy Pop.

Cela n’a beau être que son quatrième concert, le gang, impeccablement habillé de costumes noirs, rayonne avec classe et tranchant, tout à la joie de servir l’icône de la radicalité. Veste tombée, l’«Iguane » se déchaîne, malgré le poids de ses presque 69 ans (il est né en 1947, comme Bowie), et un corps d’athlète de l’excès tordu par la scoliose et une hanche en vrac. Loin de se contenter de son rôle de «rock’n’roll animal », le chanteur du Michigan – désormais installé en Floride – incarne d’une voix devenue plus grave les différentes facettes de son disque et de ses anciennes productions.

Soit une mosaïque de lyrisme altier, de menaces, de mélancolie, d’ironie, de crooning, d’électrocution et de danses sensuelles. « Je prends un vrai plaisir à retrouver ces vieilles chansons. Certaines sont sorties de ma bouche alors que je n’avais pas 30 ans, mais j’ai attendu d’en avoir presque 70 pour assumer certains textes », s’esclaffe Iggy Pop de son timbre caverneux de gentleman punk. « Et puis Josh et les garçons répétaient “On veut jouer ces morceaux !” », ajoute-t-il, imitant des piaillements.


RAFFINEMENTS ET URGENCE ÉLECTRIQUE

Au lendemain de son concert, James Osterberg Jr. (pour l’état civil) a donné rendez-vous dans une vieille villa en bois de la banlieue d’Austin. Visiblement ravi du show de la veille, l’«Iguane » en tee-shirt noir plai
sante avec ses musiciens en grignotant des travers de porc cuits au barbecue. Après avoir signé de splendides tirages de photos noir et blanc du groupe, le rocker s’allonge sur le canapé du patio, bientôt rejoint par l’immense carcasse tatouée d’un Josh Homme à l’humeur tout aussi rigolarde.

Le producteur-compositeur-guitariste de 42 ans reprend son sérieux pour expliquer pourquoi The Idiot et Lust for Life de Bowie font partie de son panthéon intime. «J’ai découvert ces disques à 20 ans, à un moment charnière de ma vie. J’avais plein de doutes par rapport à la direction musicale que prenait mon groupe. En écoutant un titre comme The Passenger, j’avais l’impression que quelqu’un formulait à la fois mes incertitudes et mes envies de dépassement.» Pour Iggy Pop, 1977 était aussi un moment charnière. « Avec les Stooges, depuis la fin des années 1960, je m’étais investi dans un extrémisme rock avec une énergie qui m’avait conduit au bord de la folie et au-delà de la banqueroute. Bowie m’a permis de tenter quelque chose de différent. »

Quelques mois après l’explosion du punk, le Britannique, qui avait déjà relancé la carrière de Lou Reed (l’album Transformer en 1972), menait en Allemagne et en France le chien fou d’Ann Arbor pour lui faire goûter aux synthétiseurs, en précurseur de la new wave. «Comme David l’admettait, je jouais un peu un rôle de cobaye pour des expériences qu’il n’était pas encore prêt à tenter, explique Iggy. Il a ensuite poussé ces directions à des hauteurs immenses, avec des albums comme Low et Heroes, mais nos disques communs, plus bidouillés, ont aussi leurs mérites. » Après avoir reformé les Stooges, en 2002, Iggy Pop a de nouveau passé beaucoup de temps à incarner un personnage de guerrier rock, plus proche du fond de commerce que de la réinvention artistique. De temps à autre perçaient des désirs d’apaisement et d’ailleurs soyeux dans des albums plus artisanaux, restés injustement (Avenue B et Préliminaires) ou justement (Après) confidentiels. En choisissant de travailler avec Josh Homme, Iggy Pop parvient, comme dans sa période Bowie, à concilier raffinements, urgence électrique et impact médiatique. Il a d’abord envoyé un texto au musicien, devenu – avec l’ex-White Stripes Jack White – l’un des mentors les plus en vue de la scène rock : «Je pense que nous pourrions peut-être écrire quelque chose et l’enregistrer.» Ce à quoi le grand roux avait simplement répondu : « Ce serait merveilleux.»

VIEILLES OBSESSIONS

Loin de Berlin, Munich et Paris, qui avaient servi de cadre aux disques avec Bowie, la plupart des sessions de Post Pop Depression se sont déroulées dans l’aridité des environs de Palm Desert (Californie), où Josh Homme, natif de Joshua Tree, a transformé une vieille maison en studio d’enregistrement, le Rancho de la luna. Rendu mythique entre autres par ses Desert Sessions, séries d’EP et compilations produites par Homme, en collaboration avec des artistes locaux et des personnalités comme PJ Harvey ou Mark Lanegan, l’endroit a aussi inspiré Iggy Pop. «Je me suis pointé avec une vieille valise et quelques tee-shirts pourris, rigole l’“Iguane”, l’important était d’aller à l’essentiel. » « Que quelqu’un bénéficiant comme lui d’un statut d’icône prenne le risque de venirs’immerger ici et de se remettre en question, te donne envie de tout donner », estime Josh Homme, qui a accueilli le chanteur après avoir échangé avec lui textes et musiques dans le plus grand secret.

« Rien ne garantissait que ça marche, rappelle le producteur. Si cela n’avait pas été concluant, j’avais juré de creuser un trou pour y enterrer les bandes! »

Après quelques tâtonnements, les textes de « Jim» vont vite confirmer Josh Homme dans son admiration. «Il est pour moi l’un des grands poètes américains, assure le guitariste.

Il parvient à un maximum d’expressivité et de couleurs avec un minimum de mots. » Fidèle à de vieilles obsessions, l’auteur de I Wanna Be Your Dog continue de chroniquer les relations charnelles, comme dans le sensuel (et très bowien) Gardenia, tiré d’une série de portraits écrits à partir d’une cinquantaine de ses aventures sexuelles. «Venu d’un autre que lui, cela pourrait paraître lourd, s’attendrit Homme, mais ces textes ressemblent surtout à des lettres de remerciement, le sexe devient secondaire pour laisser place à l’émotion.»

Le corps si célébré (ou autodétruit) dans le passé constate souvent sa déchéance proche, même si le chanteur, la démarche déformée par des problèmes osseux, est encore capable, comme à Austin, de se lancer tête la première dans la foule. Conclusion de l’album, Paraguay fait part d’envies de fuir devant trop de bêtise et de gens rongés par la peur, avant d’avouer, avec ironie, sa résignation. Donald Trump n’était pas spécialement visé,dit-il. «Je sais depuis longtemps que l’Amérique n’est pas un paradis. Je parle parfois de sa grandeur, mais souvent de son ridicule. »

La mélancolie de nombre de chansons et un questionnement sur l’au-delà (le majestueux American Valhalla) résonnent surtout des morts qui ont fendu l’armure de l’increvable rocker, aussi enthousiasmant par son panache que par sa vulnérabilité. Très marqué par le décès de son père, en 2007, ce survivant a
vu disparaître nombre de compagnons de route – Lou Reed, les Stooges, Dave Alexander, Ron Asheton et Scott Asheton et, bien sûr, David Bowie.

Si ce n’était pas leur fonction initiale, cet album et les concerts à venir pourront être entendus comme autant d’hommages à son ancien complice. «En répétant les vieux morceaux, je me suis souvenu avec émotion de David arrivant avec ses idées de gimmicks et d’accroches mélodiques. Puis, j’ai repris conscience de la valeur de ce cadeau qui m’avait à l’époque sauvé la vie et qui continue de nous inspirer aujourd’hui. » « Après tout, conclut Josh Homme, les amis sont faits pour ça. »



Stéphane Davet; Le Monde du 22 mars 2016

« Post Pop Depression », d’Iggy Pop, 1 CD Caroline/Universal

En concert le 15 mai au Grand Rex, à Paris.


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