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lundi 30 mai 2016
Patti Smith, stations du «train mental» (Libération)
La poétesse rock embarque avec elle ses objets et ses écrivains fétiches.
Le M Train existe, c’est une ligne de métro new-yorkaise. Elle fait une semi-boucle à partir du Queens, s’aventurant à l’ouest jusque Manhattan, pour revenir ensuite vers l’est. Mais quiconque l’emprunte d’un bout à l’autre ne retourne jamais au point de départ, car elle s’arrête légèrement plus au sud.
M Train est aussi le nom du nouveau livre de Patti Smith, qui nous arrive six ans après le magnifique Just Kids, où la poétesse rock avait ramassé, avec autant d’élégance que de métier, les souvenirs de sa jeunesse new-yorkaise et du duo qu’elle forma avec Robert Mapplethorpe à New York. La dèche, les démons, le travail, l’art posé au-dessus de tout. Et la gloire qui arrivait sans qu’elle l’ait trop voulue : «T’es devenue célèbre avant moi», lui avait lancé le photographe. Just Kids s’ouvrait et se refermait avec sa mort.
Ce livre-ci, à la manière de la ligne de métro new-yorkaise, suit un parcours plus sinueux et ne revient jamais tout à fait sur ses pas. C’est le parcours d’un «train mental», la cartographie de différents états de conscience d’une chanteuse désormais célèbre, dont le mari est mort vingt ans auparavant, et dont les enfants ont grandi. Un livre teinté de mélancolie, «que je retourne dans ma main comme s’il s’agissait d’une petite planète, striée de bandes d’ombre, d’un bleu impossible». On y suit Patti Smith de café en café, où elle s’installe pour écrire, expresso, pain complet et assiette d’huile d’olive à ses côtés. On vagabonde jusqu’à Saint-Laurent-du-Maroni, en Guyane française, où elle se rendit avec son mari pour visiter la colonie pénitentiaire et rapporter de la terre et des cailloux à Jean Genet. Elle finira par les déposer, des années plus tard, sur la tombe de l’écrivain à Larache, au Maroc. Patti Smith se rend aussi sur une autre tombe, celle de Ryunosuke Akutagawa, au Japon. Les écrivains morts ou vivants lui dictent de nombreux déplacements ; Patti Smith est une groupie littéraire au meilleur sens du terme. Sa bohème désormais privilégiée lui permet de voyager ici ou là pour se rendre à des colloques, répondre à des invitations. Elle visite la maison de Frida Kahlo (et s’allonge dans son lit lorsqu’elle fait un malaise) et celle de Roberto Bolaño, où elle photographie la chaise de l’écrivain. Cette croyance toujours sincère en les vertus de l’art, qu’elle perpétue en honorant des artefacts, photos, fétiches et autres morceaux de la vraie croix poétique, est aussi adolescente qu’attachante.
Au fil des pages, on découvre que ce fétichisme n’est qu’une des manifestations d’un animisme pouvant s’exercer sur le plus banal des objets. Comme cette cafetière «posée comme un moine recroquevillé sur le petit meuble en métal… je lui tapote la tête, évitant de croiser le regard de la machine à écrire et de la télécommande». Ou ce grand manteau noir dans lequel elle s’enveloppe pour sortir («Chaque fois que je l’enfilais, j’avais le sentiment d’être moi-même») et dont la perte est une tragédie. Le livre est tout entier habité par le manque. «Choses disparues. Elles griffent à travers les membranes, tentent de capter notre attention par d’indéchiffrables SOS», peut-on y lire. Et, dans un passage poignant : «Je veux revoir mes enfants quand ils étaient enfants. Petites mains, petits pas rapides. Tout change. Le garçon a grandi, le père est mort, la fille est plus grande que moi, elle pleure après un mauvais rêve. De grâce, restez pour l’éternité, dis-je à ceux que je connais. Ne vous en allez pas. Ne grandissez pas.»
A-t-on dit pourtant que le livre était drôle ? Nulle autre que Patti Smith pourrait être membre exceptionnel d’un cercle de météorologues confidentiel dédié à la mémoire d’Alfred Wegener, père de la théorie de la dérive des continents. L’intitulé «Continental Drift Club» semble avoir été inventé pour décrire une société secrète composée de la seule Patti Smith. Le cercle sera dissous avant la fin du livre. On en ressent une étrange nostalgie.
Elisabeth Franck-Dumas, Libération le 22 avril 2016
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