Son dernier album impose Esperanza Spalding comme la musicienne de jazz la plus audacieuse du moment. Et aussi l'une des figures fortes des années Obama.
26 février 2016, Brooklyn. Liane psychédélique aux lunettes d'intello fluo, Esperanza Spalding aligne les riffs tirés d'une guitare basse, chante comme on monte au ciel sur des mélodies pop-rock-funk, joue des saynètes à la Beckett, et au final conquiert la salle de la Bric House avec ce concert expérimental qui fera date.
Née à Portland, dans l'Oregon, cette jeune prodige de la soundtrack américaine a toujours eu le goût du risque. Violon classique à 5 ans, contrebassiste à 14, boursière, puis enseignante à 20 ans au Berklee College of Music, à Boston, elle n'a pas hésité dans ses précédents albums à fusionner jazz et musique de chambre, jazz et pop. C'est une virtuose qui ose tout, récompensée par quatre Grammy Awards, dont celui du meilleur nouvel artiste en 2011.
Si Prince, Wayne Shorter ou Stevie Wonder la couvrent de louanges, son admirateur number one est Barack Obama. Invitée régulièrement à la Maison-Blanche, la contrebassiste, vocaliste et compositrice surdouée comptait parmi les artistes honorés lors du 50e anniversaire du National Endowment for the Arts. Sans oublier ce grand moment: Esperanza Spalding jouant pour le président au cours de la remise de son prix Nobel, à Oslo, en 2009.
Esperanza Spalding - I know You Know (2009 Nobel Peace Prize Concert)
Avec son nouvel album, Emily's D + Evolution, Esperanza Spalding, femme de toutes les audaces, opère, à 31 ans, sa métamorphose musicale .
Emily's D + Evolution, c'est un spectacle, un album, un look... et une complète mutation. Comment l'avez-vous enclenchée?
Emily est mon second prénom. Une nuit d'insomnie, après un concert, allongée sur mon lit, j'entendais de la musique et je voyais une personne sur scène, Emily. C'était moi et, à la fois, c'était quelqu'un d'autre. J'ai pris des notes, j'ai commencé à chanter, à décrire le spectacle que j'imaginais. Le lendemain, je me suis fait tresser les cheveux, j'ai acheté des lunettes, je suis allée chez mes potes Terri et Geri - "Eh, c'est mon anniversaire!", j'ai dit. On a sorti une bouteille de champagne et on a porté un toast à Emily. La période était favorable, j'avais changé de manager, je faisais un break de deux ans pour prendre du recul. Ce n'est pas un hasard si l'inspiration m'est venue à ce moment-là.
Dans Emily, la guitare électrique remplace la contrebasse. Est-ce le signe d'une renaissance?
Non. Emily ouvre une porte, libère une énergie depuis longtemps dormante pour qu'elle circule et influence tout ce que j'ai aimé jusque-là et continue à le faire. Improviser sur scène, jouer du jazz, chanter, composer. C'est juste un nouveau canal, l'accès à des modes d'expression supplémentaires.
La nouveauté est aussi dans l'aspect théâtral du spectacle, quasi surréaliste, avec des costumes, des chorégraphies, des interludes. D'où cela vient-il?
On m'appelait Emily dans mon en - fan ce, et j'adorais jouer la comédie. J'inventais des milliers de personnages: tout mon plaisir alors était de me mettre en scène devant les étrangers. Je portais d'ailleurs des lunettes, et je trouvais ça super cool. Maintenant, j'en ai vraiment besoin. Grâce à Emily, j'ai découvert toutes ces couleurs et ces formes fantastiques qui habillent un visage comme un costume. Près de chez moi, il y a une boutique d'optique vintage. Quand les clients ne sont pas trop nombreux, le vendeur me laisse fouiller dans les tiroirs parmi des centaines de modèles anciens. Je m'éclate en ce moment avec les lunettes!
Diriez-vous qu'Emily a le sérieux des enfants absorbés par leur jeu?
Ah! j'adore. Je n'aimerais pas qu'Emily passe pour une prétentieuse. Comme si elle avait une opinion à livrer sur des sujets importants. Non. Elle est tout à la joie et à l'excitation de nous faire partager son univers. Rappelez-vous, quand vous étiez petite et que vos parents vous emmenaient dans un endroit avec d'autres enfants que vous ne connaissiez ni d'Eve ni d'Adam. Les premiers instants, vous étiez nerveuse, timide, puis vous lanciez un jeu et, une heure et demie plus tard, ils étaient devenus vos meilleurs amis et vous riiez, riiez, dans ce monde imaginaire que vous partagiez, courant partout comme des hystériques sans pouvoir vous arrêter.
Lorsqu'on est engagé dans un processus créatif, nos barrières tombent. Emily est là pour nous rappeler qu'heureusement, adultes, nous avons toujours cette capacité, et c'est délicieux, ça rend la vie plus belle, mais pas seulement, c'est aussi instructif. Donc, jouez!
Esperanza Spalding - "Good Lava"
Vous avez grandi à Portland, dans un quartier difficile. Votre mère était seule pour vous éduquer. Votre enfance vous laisse-t-elle de bons souvenirs?
Je ne sais pas. Peut-être devrais-je consulter un psychanalyste pour mettre cela au clair. Je me souviens de moments très durs, et même effrayants. Certains jours, on ne savait pas où dormir, si nous aurions un repas, ou si nous serions à l'abri le soir. Ma mère avait peur, moi pas. J'avais le goût de l'aventure. Ce suspense de ne pas savoir comment allaient tourner les choses m'amusait. On était dans la survie quotidienne, cela m'a appris à voir la vie comme une pièce de théâtre. L'atmosphère était dingue, instable, mais aussi vraiment chouette, joyeuse, pleine d'amour. Oui, c'était marrant.
Les paroles de vos chansons évoquent des sujets tels que la conscience noire, ou la trahison. Pourriez-vous en parler?
Pina Bausch, dans un documentaire que j'ai vu récemment, disait préférer faire allusion aux choses plutôt qu'en donner la démonstration. Je partage ce point de vue. Parfois, le langage est insuffisant, c'est alors que l'art entre en jeu. Tout ce qu'un artiste peut faire, c'est créer un cadre, en espérant qu'à travers lui, chanson, tableau, poème, les gens vivent cette expérience. Il n'y a pas d'arguments de type a + b dans mes textes, je suggère, je laisse planer.
Ce que l'on ressent avec cet album, c'est une impression de force mêlée à un sentiment poétique. Vous sentez-vous appartenir à la bande originale américaine?
Vous me faites un compliment. J'essaie vraiment d'être fidèle à moi-même, d'approcher une certaine vérité, d'offrir une projection sincère de mes aspirations. Je me sens certainement américaine et cela se reflète dans mon tempérament et mon approche artistique.
Vous avez été de nombreuses fois l'invitée du président Obama à la Maison-Blanche, et même à Oslo pour la réception de son prix Nobel. Etes-vous proche de lui?
Il m'a toujours encouragée et fait connaître son soutien. Nous avons, oui, échangé quelques mots, eu des gestes cordiaux - serrements de mains, hugs. En tant qu'individu, c'est une personnalité magnifique. Mais bon, c'est le président des Etats-Unis, mille charges et responsabilités pèsent sur ses épaules. Je n'ai pas cherché à abuser de cette proximité, ce ne serait pas fair-play.
Cependant, j'ai enregistré We Are America pour lui apporter mon soutien. Le but était non pas d'inciter les gens à dénigrer le président, mais d'encourager celui-ci à persévérer dans sa résolution de fermer Guantanamo. Je voulais être sûre qu'il ait compris le message et lui ai dit en personne lorsque nous nous sommes retrouvés à un événement public. Il m'a répondu: "Le Congrès est la prochaine étape. Je veux vraiment fermer Guantanamo, je veux vraiment obtenir l'assentiment du Congrès." Il m'importait de lui faire savoir que j'étais engagée à son côté. C'était une déclaration.
Composer, écrire, jouer de la musique, monter sur scène, produire... Laquelle de ces activités préférez-vous?
J'aime jouer dans les jam-sessions. Je ne comprends pas vraiment pourquoi. C'est tout ce que je déteste - mauvais spectacle "be-bop-a-lula -, mais aussi tout ce que j'adore dans la musique. Les gens de tout niveau s'accordent, s'entendent, donnent le meilleur d'eux-mêmes. J'adore voir comment un bon musicien fait basculer l'ambiance, change tout. Les gens vraiment se bougent le c... C'est magnifique, ça rend humble.
Les autres voix d'Obama
La vidéo a fait le buzz cet hiver. On y voyait Barack Obama essuyer une larme en écoutant Aretha Franklin chanter (You Make Me Feel Like) A Natural Woman au Kennedy Center. Jamais avant lui la Maison-Blanche n'avait abrité un résident si sensible à l'or des voix féminines. Dès la première campagne, en 2008, Obama reçoit le soutien des stars des charts (Alicia Keys, Cindy, Katy Perry, Miley Cirus, Barbra Streisand, etc.), qui le surnomment le "Cool Cat". Beyoncé a entamé l'hymne national américain, en 2012, devant un Obama bouleversé. Et s'impose comme sa plus solide alliée.
Emily's D + Evolution (Concord/Universal Jazz).
Propos recueillis par Violaine Binet, L'Express, le 17.04.2016
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