Il est sans doute paradoxal d’intituler un album Les Voix du fado pour en célébrer une seule, unique, iconique, celle d’Amalia Rodrigues (1920-1999). Amalia, c’est, « l’intensité de la vie, l’histoire d’un peuple », disent en chœur Ana Moura et Antonio Zambujo, deux des interprètes invités à cet hommage en treize titres, qui vient de paraître chez Decca/Universal Music. Un disque, un beau livret et une mosaïque géante installée pour l’occasion sur les trottoirs de Lisbonne, rue Sao Tomé. Réalisée par le graffeur lisboète VHILS, cette mosaïque, qui est aussi la couverture du CD, montre une Amalia brune, simple, le visage tourné vers un futur qu’elle a pourtant toujours imaginé enraciné dans un drame intérieur, ce qui, à son niveau, équivaut à un drame national.
Amalia Rodrigues avait peur qu’à sa mort il n’y ait personne pour la pleurer. Frayeurs inutiles. Les hommages à Amalia s’empilent, libérés des ombres politiques et des réticences face à l’ancien monde, colonial et salazariste, tombé en 1975. Pas à pas, Amalia Rodrigues a été lavée de ses péchés, notamment depuis la grande exposition « Amalia, coraçao independente », organisée en 2010 au Centre culturel de Belém par le Musée d’art contemporain Berardo.
Le fado, sa philosophie et ses cadences métissées sont une contribution majeure du Portugal à la culture européenne, nous dit ce recueil conçu par le cinéaste et acteur trentenaire Ruben Alves. Réalisateur de La Cage dorée en 2013, très grand succès au Portugal, ce jeune Franco-Portugais est aussi un amateur de fado. Mais vivant hors les murs, il s’est exempté des querelles du genre.
Ombre tutélaire
Il a ainsi permis à la sœur cadette d’Amalia, Celeste Rodrigues, 92 ans, également chanteuse de fado, de s’emparer de Faz-me pena. Ce texte inédit a été écrit par la diva elle-même sur une musique de Carlos Gonçalves. Amalia l’a chanté un peu avant sa mort et ne l’a jamais enregistré. Celeste, qui fit une brillante carrière malgré l’ombre tutélaire de son aînée, ne l’avait jamais entendu et a pu ainsi y mettre son « propre style ». Or, Celeste n’était pas portée sur le drame. Ni sur le chagrin, ce desgosto qui implique l’abandon, dont Amalia Rodrigues écrit que « s’il est petit, [elle] en augmente la taille », car tel était son destin. Et c’est avec un soupçon de légèreté qu’elle aborde ce fado marqué par le sentiment d’un manque abyssal.
C’est sans peur, mais toujours avec précaution, que la jeune garde des fadistas ici présente, Ana Moura, Gisela Joao, Carminho, et les précédents, Camané, Antonio Zambujo, trouvent leur place dans un répertoire difficile à travailler, car il fut créé pour Amalia et demeura un territoire sacré, où se sont risquées avec dévotion de jeunes combattantes, comme Mariza ou Katia Guerreiro (ici absentes). Bien qu’il sache qu’Amalia aimait sa voix, car elle le lui avait dit de son vivant, Camané restait figé dans la pudeur dès qu’il s’agissait d’emprunter au corpus d’Amalia. Mais, en octobre 2014, au Musée du fado de Lisbonne, il se jette à l’eau lors d’une nuit considérée comme « historique ». Il enchaîne alors sans oser respirer onze fados d’Amalia. Une révolution.
Parcours du combattant
Les quadragénaires, nés avec la « révolution des œillets », ont ouvert la voie, chantant les fados d’Amalia comme un examen de passage. Le parcours du combattant mené par Ruben Alves pour Vozes d’Amalia a donc commencé par le choix des fados. Il est excellent, et ce qui pêche ici, c’est le son – il est froid –, témoignant d’une volonté de moderniser, privant les guitares de leur chaleur de proximité.
L’album s’ouvre sur un monument, où la jeune Carminho, 31 ans, se casse les dents par trop de dramaturgie : Com que voz, enregistré en 1969, un texte du poète national Luis de Camoens, mort en 1580, que le compositeur Alain Oulman (1928-1990) avait mis en musique. Car Amalia Rodrigues, femme du peuple, adorait les poètes et fut l’une des premières à imposer leur érudition dans le fado. Homme de gauche, héritier de la maison d’édition française Calmann-Lévy, le compositeur Alain Oulman y contribua.
Il fut emprisonné par la PIDE, la police politique, en 1966. La chanteuse unit alors ses efforts à ceux de Raymond Aron pour le faire libérer. En scène, elle chanta Abandono (David Mourao Ferreira/Alain Oulman), où il est question d’un amant emprisonné – la chanson fut vite rebaptisée Fado Peniche, du nom de la prison réservée aux opposants. Ruben Alves l’a confiée avec bonheur à Camané.
Sans-faute pour Ana Moura
Dans une version bien trop alanguie, on trouvera une autre des musiques d’Oulman, Naufragio, conçue sur un texte de la Brésilienne Cecilia Meireles, et ici interprétée par Caetano Veloso et Carminho. Gisela Joao, 31 ans, mord quant à elle à pleine voix dans Medo, cette peur avec laquelle Amalia dort (Reinaldo Ferreira/Oulman).
On attribuera un sans-faute à Ana Moura pour Maldiçao, d’Alfredo Marceneiro (1891-1982), Alfred « le menuisier », qui inventa la scénographie du châle et de la robe noire. Puisé dans le folklore portugais, Valentim trouve des couleurs africaines dans un duo entre Ana Moura et l’Angolais Bonga. Plus loin, Antonio Zambujo, 50 ans, chanteur à la voix flûtée qui n’a jamais suivi la dramaturgie âpre du fado, s’allie à la Capverdienne Mayra Andrade, 30 ans, pour un délicieux Lisboa Nao Seja Francesa, référence à la trop grande influence de la culture française sur Lisbonne en 1955.
Véronique Mortaigne, LE MONDE le 09.09.2015
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