"Boris, je t'attends donc tout à l'heure pour notre petite expérience artistique en présence de Matthieu". J'en ai reçu des mails de responsable com', mais des comme ça, il faut bien l'avouer, pas souvent.
Intrigué comme je suis, vous vous doutez bien que je m'y empresse. Le rendez-vous est fixé au Palais de Tokyo. Là, je m'apprête à vivre quelque chose d'assez gratiné. À mon arrivée, pas beaucoup d'indication et personne ne semble s'inquiéter de ma présence. Je me trouve à l'intérieur du complexe avec comme seul secours, le numéro de cette surprenante attachée de presse. Je l'appelle. Elle me demande de descendre plusieurs étages. De l'attendre là. Quelques secondes plus tard, la voilà, tout sourire, qui m'embrasse chaleureusement. Mais qui est cette étrange créature, me dis-je à cet instant ? Elle me conduit vers une petite salle de projection. Une dizaine d'énormes fauteuils rouges l'emplissent. Devant chacun d'eux, posé sur la petite table qui leur fait face, une petite bouteille de boisson gazeuse. Du gingembre. Extra-fort. Oui, cette précision est très utile pour la suite de l'histoire.
Rat de laboratoire
Je croise les regards d'autres journalistes, aussi inquiets que moi. On préfère ne pas s'adresser la parole. Car il faut bien le dire, personne ne sait vraiment à quelle sauce il va être mangé. Mis à part ces petits malins de responsables com' chez qui je décèle un léger sourire narquois. "Je te conseille de t'assoir ici, de t'assoir confortablement. Ne t'inquiète pas. Tout se passera bien", répètent-ils un peu goguenard. Se foutent-ils tous de moi ? Ou la boisson au gingembre me monte-t-elle déjà au cerveau ? Je sue, mes paupières frémissent. Pourquoi ai-je avalé ce truc au gingembre d'un trait ? Eh puis d'abord, était-ce bien du gingembre ? Qu'est-ce qui m'arrive ? Ne suis-je qu'un vulgaire cobaye ? Un rat de laboratoire sur lequel tous ces gens vont tester mes réactions physiologiques à la musique, à l'image d'un Alex DeLarge dans Orange Mécanique ?Alors que les questions se percutent et battent mon petit crâne, les projecteurs s'éteignent. Nous voilà tous plongés dans l'obscurité. Je préfère rester sur mes gardes. "Pour vivre au mieux cette expérience, nous vous conseillons de fermer vos paupières", souffle une sorte de voix d'ambiance.
La bande son est lancée alors que je me bats contre mes paupières pour qu'elles se ferment. Mais elles refusent, se rouvrent, se débattent. Je m'aide alors de mes mains pour les maintenir closes. "Ceci n'est pas un disque, ceci n'est pas un poème, ceci n'est pas une bande dessinée", lance la même voix.
Voyage initiatique
On ne sait donc pas bien ce que c'est mais dès les premières notes ça accroche. Soudain la voix de -M- se fait entendre. "Au-dessus de l'amer, plus rien." Ça touche juste, ça percute. Les mots s'enchevêtrent sans beaucoup de sens mais avec une musicalité folle. Des bribes de rêve, des jeux de mots presque surréalistes. Des phrases à clés. Celle de son songe. Un rêve musical d'une demi-heure dans lequel on se meut comme dans une sorte de voyage initiatique. C'est du -M-. C'est sûr, dans ce qu'il a de plus expérimental, de plus conceptuel, de plus bigarré. Ça y'est, moi aussi je viens d'être accroché. J'ai oublié le gingembre et ma gorge qu'il continue d'enflammer. J'ai oublié mes paupières. Je crois qu'enfin, elles se sont refermées. Je n'entends plus que -M-. Je ne vois plus que -M-. Littéralement. Je crois l'apercevoir à travers mes paupières closes.
Là, je me dis que l'expérience que je vis est complètement dingue. Des techniciens ont sûrement dû créer un procédé novateur projetant des faisceaux lumineux sur nos yeux fermés. Et je le vois, presque chimérique, costume rouge et guitare électrique noire en bandoulière.
Il s'évapore et puis réapparait un peu plus loin, puis un peu plus à gauche. Je le cherche en essayant de deviner sa prochaine réapparition. Et me voilà, dans le noir complet, dodelinant ma petite tête en quête de -M-. Là, je l'avoue, je triche un peu. J'ouvre les yeux en me demandant si mes compères cherchent la même chose que moi. Mais rien, pas un mouvement. L'un d'eux, à deux fauteuils de moi s'est même carrément endormi, laissant s'échapper de son corps avachi des ronflements que je pensais provenir de la bande son. Je décide de demander à mon voisin s'il voit la même chose que moi. "Non il n'y a rien. Il faut juste fermer les yeux et sentir la musique rentrer en toi", me confie-t-il, en déposant sa main sur ma cuisse. Ils sont tous devenus dingues ici.
Royaume de l'instantané
Surtout moi, j'ai l'impression. Car en effet, il n'y a rien. Rien. Pas de projecteurs futuristes, pas de -M- dessiné avec un costume rouge et une guitare. Moi. Juste moi, cette musique et mon imagination. Un rêve. Le mien. Celui aussi de -M- dans lequel sans même m'en rendre compte, j'ai pénétré les deux pieds en avant. Un rêve musical. Son rêve musical. Quelques instants après, la même bande son recommence. Mais cette fois, avec des images, des dessins. Ceux de Matthias Piccard qui viennent illustrer et sublimer cette chanson poétique, surréaliste et décousue de Matthieu Chedid. Des images au graphisme épuré qui semble suivre les mots de -M- de façon instinctive.Comme ses instruments. Aux musiciens, il n'a fallu qu'une seule prise. Sorte d'acceptation du réel. "Le début du royaume de l'instantané", confie le chanteur que nous avons rencontré quelques jours plus tard. "Nous avons laissé sa place au hasard". Une improvisation musicale, un album instrumental et un hasard qui parfois fait si bien les choses. "Le hasard, ce petit malin, il avait tout prévu d'avance".
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