mardi 10 novembre 2015

Le bluesman James Blood Ulmer fait la pluie et le beau temps à Mulhouse (Le Monde)



Pas à un paradoxe près, le festival Météo à Mulhouse ouvre ses portes par le blues. « Blues attitude » et corps compris, en la personne de James Blood Ulmer : coiffe africaine, complet, boots écaillées, monture de lunettes dans la même tonalité blonde que sa Gibson millésimée 1962. Voilà quelques années qu’il ne voyage plus avec son trésor, la Byrdland noire 1953 avec laquelle il accompagnait Ornette Coleman dès 1971.

De quoi remettre en place tous les clichetons – et sur le blues, et sur le jazz, et sur le free jazz. Ce qui a toujours marqué l’objectif du remarquable festival Météo, à qui il faudrait, Sisyphe de la musique improvisée, inlassablement faire ses preuves. Un exemple ? Les stages de Météo sont confiés à Beñat Achiary, vocaliste des vallées, et Fred Frith, aventurier de la six–cordes. Les connaisseurs apprécieront : pour qui prendrait Météo pour un festival de « djazz », ce serait comme confier naguère le stage de poterie à Basquiat et Rebeyrolle.

Rodolphe Burger et la bande de Strasbourg


James Blood Ulmer est né le 2 février 1942 à Saint Matthews, Caroline du Sud. Guitariste et chanteur de blues, ce n’est pas d’aujourd’hui qu’il fend l’orthodoxie de transgression. Tous le font, en vérité, mais l’industrie du disque et du spectacle se chargent de les recadrer. Lui, il est rare de l’entendre en solo. Exercice que lui a offert pour la première fois Rodolphe Burger, chanteur et guitariste de Kat Onoma, la bande de Strasbourg.

L’épouse autrichienne de James Blood Ulmer guide ses pas. Rodolphe Burger l’escorte : ils ont joué ensemble. Là encore, on n’est plus dans les espaces à deux dimensions plan-plan. Diplômé en philosophie, Rodolphe Burger a animé un séminaire très suivi, au collège de philosophie, sur « la question du lyrisme ». Sinon, c’est un type au sourire très doux, un corps de bûcheron au visage d’ange.

A la guitare, il a un jeu d’Edelweiss, le sublime planeur millésimé 1962 comme la Gibson de notre bluesman, et l’amour des réverbérations : accompagnant aussi bien Eugène Savitzkaya, qu’Erik Truffaz, Bashung, Alferi, Higelin, Teyssot-Gay ou James Blood Ulmer. A Sainte-Marie-aux-Mines, il crée en 2000 le festival C’est dans la vallée, confrontant musiques électroniques, blues, jazz, rock, tout ce qui échappe. En mars 2010, il donne son Cantique des cantiques & hommage à Mahmoud Darwich, pour Bashung et le poète palestinien ensemble.


Bluesman des profondeurs du sud

Toutes ces digressions pour saisir la philosophie, je pèse mes mots, qui préside à Météo depuis quarante ans, sous la houlette de Paul Kanitzer, puis Adrien Chiquet, et, désormais, Fabien Simon. Météo, un des signes culturels majeurs de Mulhouse avec le musée de l’automobile et celui du train : son ouverture par James Blood Ulmer en solo a valeur de signe.

Sans doute, sa carrière classique plaide pour lui – Jazz Messengers, d’Art Blakey, John Patton ou Larry Young, organistes B3, Joe Henderson –, mais on y croise aussi Rashied Ali, le dernier batteur de Coltrane, Paul Bley, l’initiateur majeur, Sam Rivers ou Julius Hemphill.

Sans qu’il change rien à son jeu de bluesman des profondeurs du sud (Charleston, dont on a péniblement eu à parler ces derniers temps, est une des grandes villes de la Caroline du Sud), James Blood Ulmer est pourtant de quatre cents coups atypiques. Notamment aux côtés d’Ornette Coleman, dont la pratique, de l’« harmolodie », théorie qui continue de faire rire les demi-niais, lui va comme un gant. La musique traquée à la source de la pensée, à sa vitesse même, et par temps de chance, capable de la rattraper. Voir Free Jazz, d’Ornette Coleman en double quartet, et toute la musique palpitante de ces soixante dernières années.

Voix rauque et veloutée

En une longue suite de douze chansons, style de récitatif à la voix rauque et veloutée, James Blood Ulmer enchaîne My Woman, Harmolodic Kisses (pour Ornette), Devil (pour Robert Johnson), quelques airs cruellement autobiographiques avec le sourire (It’s a Damn Shame, Where did All The Girls Come from), un fragment d’histoire, méli-mêlo de compositions de Muddy Waters, B.B. King et Eric Clapton (Survivors of the Hurricane), plus deux mystères, President of Hell et Are You Glad to be in America. Tout d’une tension et d’un trait impressionnants, la grâce même, surtout dans un petit théâtre à l’italienne (Théâtre de la Sinne), l’écrin adéquat.

Ulmer, c’est de cette trempe. La vérité, l’atroce et douce vérité du blues, dans un recueil aux airs de Fleurs du Mal, avec Ornette et Rodolphe Burger en épigraphe. Le blues, c’est la forme sophistiquée la plus simple d’apparence et la plus productive du monde. Comme le sonnet, de Shakespeare à Marcel Thiry. Pas de jazz sans le blues, même s’il y a du blues sans jazz. Qu’il porte à bout de bras Météo, dont la fermentation remonte aux années 1968 et la première édition (en 1986), Jazz à Mulhouse, est la meilleure nouvelle des derniers festivals de l’été. Ici défilent les défricheurs de toute l’Europe du nord, les Britanniques, les bizarres, les extravagants, les hétérodoxes, ceux qui ont la peau dure et la langue hors la poche, les sans étiquettes, les trublions, les turbulents, comme un ciel d’Alsace : cette promesse de la météo.

Francis Marmande, Le Monde du 27 aout 2015

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