C'est d'abord un son, une profondeur de champ. Un espace sonore à la fois aéré et dense dans lequel la voix de Cassandra Wilson, grave dans sa tessiture et son propos, se pose avec grâce. Une femme demande à l’homme qu’elle aime et qui, elle le sait, la trahit de se dispenser d’explications. Don’t Explain. Billie Holiday a écrit cette chanson avec Arthur Herzog, Jr. et l’a enregistrée en 1944. Soixante-dix ans plus tard, Cassandra la recrée à sa manière, au moment où l’on célèbre le centenaire de la naissance de Lady Day, morte à 44 ans.
Le projet d’un disque autour de Billie Holiday est né il y a quelques années, lors de discussions avec le producteur Bruce Lundvall, ancien patron de Blue Note. « God Bless the Child était la chanson préférée de ma mère. Billie Holiday m’accompagne depuis longtemps, explique Cassandra Wilson. Autour d’elle, il y a tout un folklore et des clichés. Sigmund Freud était accro à la cocaïne, mais ce n’est pas ce qu’on retient de lui. Les livres sur Billie Holiday répètent les mêmes poncifs sur elle et la drogue. On ne porte pas suffisamment d’attention à ses qualités musicales, à la manière dont elle a contribué au lexique du jazz. C’était l’âme sœur du saxophoniste Lester Young, une chanteuse qui était une musicienne. »
Musicalement, l’album surprendra ceux qui s’attendraient au respect de la lettre du jazz.
« Dès le départ nous savions que nous voulions prendre des risques, sortir du contexte ordinaire », raconte Cassandra Wilson. Ed Gerrard, manager de la chanteuse, a eu l’idée de contacter Nick Launay, le producteur anglais qui a notamment travaillé avec Nick Cave. « Je suis une grande fan de Nick Cave et des Bad Seeds, s’enthousiasme Cassandra Wilson.
L’énergie qu’ils ont en concert est très axée sur l’improvisation. Il y a un élément brut. C’était un choix parfait pour le projet. » La formation présente sur le disque comprend deux membres des Bad Seeds : le bassiste Martyn Casey et le batteur Thomas Wydler.
« L’un des grands domaines d’expertise de Nick Launay est d’ajouter des couches, des contours, des formes. Les arrangements ont eu lieu dans le studio et de manière très collaborative, se souvient la chanteuse. C’est toujours comme cela que je travaille. Nous nous retrouvons, nous décidons des tonalités. Quelqu’un lance une idée, un rythme, un motif musical, et le morceau se développe à partir de ce noyau-là. »
Comme les gens du Mississippi
L’autre choix décisif fut de confier certains arrangements de cordes à Van Dyke Parks, qui collabora avec Brian Wilson et ses frères, des Beach Boys, sur le mythique album Smile. Ses partitions (sur You Go to my Head et sur The Way You Look Tonight) sont exemplaires. Dus à Eric Gorfain, qui les interprète à la tête de son quatuor, les autres arrangements pour cordes sont de la même eau.
« Van Dyke Parks est un génie, une personnalité incroyable, très “Mississippi”. C’est comme si nous nous entendions immédiatement d’une manière que les autres ne peuvent comprendre. Je savais qu’il ferait ce qu’il fallait, qu’il serait excentrique comme le sont tous les gens du Mississippi », s’amuse la chanteuse, elle-même née à Jackson (Mississippi).
Dans cet écrin musical d’exception, la voix de Cassandra Wilson brille de sombres reflets d’un bleu profond. Elle ne se désunit jamais, qu’elle reprenne les chansons insouciantes de Billie Holiday, celles des amours déçues ou entonne le dramatique Strange Fruit – « Malheureusement, elle est toujours d’actualité, à la lumière des meurtres récents de jeunes Noirs par des policiers, qui sont une forme de lynchage. »
Paul Benkimoun Le Monde du 9 avril 2015
Coming Forth by Day (CD, Sony Music). En concert le 7 juillet au Nice Jazz Festival.
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