La Suissesse, qui sort son cinquième album, «Supermoon», clame depuis Berlin un bien-être artistique autocentré.
Une poignée de main. Tel est le souvenir le plus prégnant que l’on avait gardé d’une rencontre initiale en 2009. Singulièrement vigoureux, le geste avait suffi pour que, conforté par quelques réponses assez sèches, limite cassantes, on ait cédé à la tentation d’une analyse comportementale un peu à l’emporte-pièce - comment jauger un(e) congénère en une heure de temps ? Mais voilà, émanant d’une jeune créature d’origine suisse alémanique au port altier, la cause nous avait paru entendue : Sophie Hunger dégageait un mélange de froideur et d’ambition qui, sans outrepasser la litote, ne la rendait guère amène. A l’époque, la chanteuse et musicienne - en qui on avait cru déceler quelques mois auparavant le secret artistique le mieux gardé d’un pays réputé ès camouflage - tentait de percer sur le territoire français avec un deuxième album, Monday’s Ghost (le premier, enregistré en 2006, n’ayant pas franchi les frontières régionales). Lequel la plaçait d’emblée parmi les meilleurs espoirs pop-folk féminins, à la jonction des aînées Cat Power, Stina Nordenstam ou Keren Ann, parvenues - au moins pendant un certain laps de temps - à se frayer une place de choix dans un univers peuplé d’amplis et de flight cases où d’aucuns seraient d’ordinaire tentés de demander aux filles de ne pas rester dans le passage.
Six ans plus tard, Sophie Hunger n’est pas devenue une machine à bourrer les Zénith - ce qui, du reste, n’a jamais correspondu à son profil. Mais, quitte à user du charme captieux des canaux par lesquels transite désormais la musique (de sa reprise du Vent nous portera de Noir Désir, illustrant le film de Marion Vernoux, les Beaux Jours, à la chanson Sudden Dreams, convertie par Orange en musique d’attente pour ses services d’assistance par téléphone !), le pseudo d’Emilie Jeanne-Sophie Welti est perçu comme un incontestable gage de qualité dans le circuit européen qu’elle n’a de cesse de sillonner avec la constance d’un nomadisme chic énonçant en vade-mecum : «Pour moi, la notion de zuhause ["à la maison", "chez soi", ndlr] possède une dimension malsaine. J’y vois même une pure invention imaginée par les Etats, les parents ou les conjoints pour qu’on ne les quitte pas alors qu’au contraire, il faut s’affranchir de cette idée.»
Authentique pièce à conviction, l’appartement où elle réside depuis six mois à Berlin tient plus de la zone de transit assumée que du cocon. Livres, fringues, CD, valises, bouteilles, cartons, pied de lampe, ballon de foot, reliefs de repas, accessoires de maquillage… Le capharnaüm témoigne cependant plus d’une vie de bohème que de patachon s’agissant d’une artiste qui, ces temps-ci, enfile les kilomètres comme d’autres les perles : Hambourg, Zurich, Paris (ce mardi), Londres, Vienne… E la nave va. En jeu : la déclinaison scénique d’un cinquième album à peine éclos qui lui permet de repousser encore ses limites géographico-artistiques : Supermoon. Ou l’ode tour à tour vrombissante et cajoleuse à une planète longtemps dédaignée - «Pour moi, elle ne représentait qu’un mensonge tout juste bon à capter le regard des faibles» - jusqu’au jour où une théorie scientifique la persuade que l’astre serait né d’une collision entre la Terre et un corps céleste. Par conséquent, cette chimère est bien «une partie de nous, certes vide et inhabitée, mais dans laquelle on peut puiser inspiration et énergie».
De passage chez elle, au quatrième et dernier étage d’une solide bâtisse du quartier de Prenzlauer Berg - un des pinacles continentaux de la branchitude caricaturalement cool -, la Sophie Hunger 2015 n’a qu’un lointain rapport avec la néophyte distante jadis croisée à Paris. Exit ce français incertain auquel se substituait souvent un anglais fluide, appris toute petite à Londres. Volubile, détendue, la native de Berne maîtrise désormais un lexique imagé, coordonné à une évidente vivacité d’esprit qui n’élude plus aucun sujet, quitte, ponctuellement, à devoir encore glisser quelques mots d’anglais ou d’allemand dans la conversation.
Née dans l’aisance bourgeoise d’un père diplomate et d’une mère juriste, elle égrène les nombreux déménagements (Londres, Berne, Bonn, Zurich) où, malgré la présence d’un frère et d’une sœur aînés, elle se sent souvent livrée à elle-même et acquiert tôt la conviction que, «dans un monde fondé à la fois sur les notions d’injustice et d’espoir», il faut savoir «se prendre en main et agir». Ainsi, l’enfant part marcher de longues heures dans la forêt avec son chien et enregistre sur des cassettes une émission de radio où elle invente tous les rôles - animatrice, invités, jingles publicitaires, etc. Puis l’adolescente, «bonne élève mais en conflit avec l’autorité», collectionne les canailleries - du style desserrer le frein à main d’une voiture de prof qui part dans le décor, entrer de nuit dans l’école pour chambouler une classe… Ou part seule en vacances, façon paradoxale - et «un peu pauvre, non ?» - d’attirer l’attention. D’exister. Car, entre deux rires francs, Sophie Hunger ne fait pas mystère de son souhait de «tenir une place dans la vie : plutôt qu’être spectatrice, je préfère être au centre et agir, ne serait-ce qu’un instant».
Six années durant, ce sera comme serveuse ; un job d’appoint pour beaucoup, qu’elle affirme avoir exercé avec un zèle inhabituel. Puis viendra la musique. A temps plein, évidemment. Jusqu’à harceler son manager, Patrick David, pour qu’il n’y ait jamais le moindre creux dans son agenda. Ce qui, ipso facto, laisse peu d’espace pour le reste chez une trentenaire concédant sans fard s’être déjà sentie «vieille, lourde et fatiguée» à 18 ans ; avoir longtemps eu «peur de la relation intime et du contact physique» et, dès lors, pris «un certain retard côté développement romantique».
Les dessins des enfants de sa sœur sont scotchés sur des placards. Mais la célibataire relève, vérification sur Google à l’appui, que la quasi-totalité des musiciennes qu’elle admire n’ont pas trouvé (ou pris) le temps d’être maman. Un constat qu’elle accapare d’un «j’ai tout investi dans la musique, au cœur d’une activité professionnelle où je me sens épanouie, et c’est vrai que, du coup, ma vie privée est inexistante». Tout au plus parvient-elle à insinuer quelques plaisirs solitaires, comme sortir courir ou graffer les murs berlinois. Et suivre l’actualité sportive avec assiduité : fan invétérée de foot, qui sur son dernier album reprend en duo avec Eric Cantona la Chanson d’Hélène (tire-larmes absolu du mélo de Claude Sautet, les Choses de la vie), la brunette à frange se pose en spécialiste de la Bundesliga (le championnat allemand), avec un faible pour le Borussia Mönchengladbach. Un jour, un blog spécialisé et «très influent» l’a sollicitée pour des pronostics. Elle en a conçu une grande fierté et adorerait jouer à nouveau les pythies. Plutôt avant-centre que libero, devine-t-on. A un an de l’Euro, la perche est tendue pour les plateaux télé ou radio qui aiment dorénavant à féminiser leurs panels de consultants. Sophie Hunger a un joli sourire. Toutefois, la poignée de main, elle, n’a rien perdu de sa fermeté.
En 7 dates
- 31 mars 1983 Naissance à Berne (Suisse).
- 7 septembre 1987 Se perd toute une journée dans le métro de Londres.
- 17 février 1989 Remporte une compétition de ski à Sils Maria (Suisse).
- Juillet 2010 Joue au festival anglais de Glastonbury.
- Janvier 2014 Se captive pour le Grand Cahier d’Agota Kristof.
- 27 avril 2015 Sortie de Supermoon.
- 19 mai En concert à la Cigale à Paris.
Gilles RENAULT, Libération, le 19 mai 2015
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