vendredi 8 mai 2015

Francis Cabrel, fidèle à lui-même (Le Monde)

Sept ans après "Des roses et des orties", Francis Cabrel publie "In extremis, un album où il ne dévie pas de la ligne qu’il a tracée : jeux de guitare complexes et voix sage, accent du Sud et finesse sonore. Dans l’un de ses titresDur comme fer, le chanteur installé à Astaffort, en Lot­ et Garonne, où il est né, n’hésite pas à brocarder un monde politique devenu « une caste ». Mais il préfère au rôle de polémiste celui de simple observateur, et voit ses chansons comme des «bulles suspendues en l’air », qui parcourent des thèmes peu courus dans la variété française : Mandela, la disparition de la langue occitane, la bataille d’Azincourt.



Sur le blog qu'il tient sur le site du "Monde", le dessinateur Zep rappelle que c'est avec Francis Cabrel, et non avec les  Sex  Pistols,  qu’il a  vécu  sa  rébellion d’adolescent. Et s’il cassait les oreilles de ses parents en ressassant L’Encre de tes yeux, c’est que les accords de guitare, folk bien sûr, en étaient complexes (« Un ré neuvième avec une base de fa dièse »). Après Des roses et des orties, paru en 2008, et Vise le ciel, sorti en 2012 (reprises de chansons de Bob Dylan), Cabrel publie In extremis, treizième album d’une série commencée en 1977 par Les Murs de poussière, et ponctuée de records de ventes.

Francis Cabrel, 61 ans, appartient à une génération (Goldman, Souchon, Hallyday...) à qui l’essor de l’industrie musicale a profité. « L’autre jour, Alain Souchon me disait : “On a eu du succès au bon moment”. J’avais vendu 20 000 vinyles de mon premier album en 1977 [malgré la présence de Petite Marie, devenu un tube]. Ma maison de disques, CBS, considérait que cela n’avait pas fonctionné. En1979, c’est parti, avecLes Chemins de traverse [où l’on trouvait Je l’aime à mourir]. Le troisième album, Fragile, a été un énorme succès, avec La Dame de Haute-Savoie, L’Encre de tes yeux. » Meilleure vente de Cabrel, Samedi soir sur la terre, paru en 1994, s’est écoulé à plus de 3 millions d’exemplaires.

Partant de cette tranquillité, le chanteur peut gérer son œuvre (il en est l’auteur, le compositeur, l’éditeur et le producteur) comme il l’entend, et en interdire, comme il l’a fait, la diffusion sur les plates-formes de streaming, un marché au rabais, selon lui. Autre sujet de fâcherie pour l’artisan Cabrel, la déperdition de la qualité sur le numérique. « Je passe des journées à changer de guitare, à tester des sons, on produit des albums très finement pour aboutir à des sons compressés, pour être écoutés sur les haut-parleurs bas de gamme des ordinateurs. » On reconnaîtra cette finesse sonore à In extremis, réalisé avec Michel Françoise dans son studio Ephémère à Astaffort (Lot-et-Garonne).

« Anarchie environnementale »

Regard vif, allure svelte, Francis Cabrel est un fidèle. A lui-même, au temps, au folk. « Ecrire une chanson, c’est emprisonner quelque chose, la placer à tout jamais dans une bulle suspendue en l’air ; si elle est mal faite, elle retombe. » Les douze titres d’In extremis sont du pur Cabrel, avec jeux de guitare complexes, voix sage, accent du Sud. Le chanteur, en position d’observateur, aborde des thèmes inusités dans la variété française – Mandela, la bataille d’Azincourt, la disparition de la langue occitane, l’écologie.

« On ne peut que faire le constat de l’anarchie environnementale dans laquelle nous sommes plongés, dit le chanteur, en précisant qu’il déteste se fâcher et que la moquerie lui sied davantage. Je défends unecertaine ruralité, un équilibre. Nous sommes en train de perdre l’être humain dans des projets pharaoniques comme ces centres commerciaux qui restreignent les terres rurales comme peau de chagrin. Je suis né à Astaffort, j’y vis encore. L’endroit est agréable, avec son paysage collinaire, sa lumière. » Depuis vingt etun ans, Cabrel y organise des ateliers pour de jeunes artistes. « L’air est propice à l’écriture, il permet le recul par rapport à la grande cité. Il y a beaucoup d’étoiles, un ciel très pur. »

« Bob Dylan y prend tout l’espa
ce », poursuit Cabrel. En fan absolu, il a enregistré, en 2012, Vise le ciel, onze adaptations bien tournées de Dylan, une année de traduction, d’enregistrement. « Je devais poser le fardeau de l’admiration à ses pieds. Je me suis senti libéré. » Puis, il a repris le cours de ses compositions. Francis Cabrel ne se précipite pas, il n’est pas « un forcené de la scène. [Il] fai[t] les choses lentement ». Dans cette logique qui agace parfois, le chanteur n’est pas un leader d’opinion. « Je suis leader de mon opinion, que j’essaie de ne pas trop donner. Je fais des chansons pour quecela vole enl’air, or l’opinion, c’est lourd. » Dur comme fer, le titre d’ouverture d’In extremis (« L’homme qui parlait disait/Je viens pour vous tondre/J’étais déjà tondu, j’allais pas répondre »), est pourtant une satire d’un monde politique devenu « une caste », éloignée du peuple. « Le chômage touche des régions entières, les gens n’ont plus d’argent, ils sont au RSA, dépités. »

La polémique est souvent un art tronqué. Celle qui a animé la chanson des Restos du cœur, "Toute la vie", du camarade Goldman, par exemple, accusé d’être réactionnaire. « Le propos de la chanson était anodin, c’était celui d’un père à ses enfants. Mais le clip a mis le feu aux poudres, en suggérant un affrontement entre les générations. » Longtemps pilier des Enfoirés, Francis Cabrel s’en est retiré, en 2012. « J’ai atteint la limite d’âge. Chanteur, ça peut durer jusqu’à quand ? Pour moi, un chanteur a 35 ans, il est en pleine forme, il n’a pas de lunettes et ne prend pas de cachets pour le reflux gastrique. »

Véronique Mortaigne Le Monde du 7 mai 2015


Aucun commentaire :

Enregistrer un commentaire