Chet Baker |
Ce 12 mai 1988, joues évidées, yeux hagards, Chet Baker n'est plus qu'un fantôme. Il doit jouer le soir même à Laren, en Hollande. Il ne viendra jamais. Dans la nuit du vendredi 13 - qui, sinon le diable en personne, put inventer ça ? -, son cadavre, crâne fracassé, est découvert sous une fenêtre d'un hôtel d'Amsterdam. Suicide ? Accident ? On ne le saura jamais. Et le 21 mai, Chet Baker est inhumé au Inglewood Park Cemetery, dans la banlieue de Los Angeles, la ville qui a fait sa gloire. Qui aurait pu imaginer une telle fin trente-quatre ans plus tôt ? Quand des photos aujourd'hui mythiques, signées William Claxton, d'un Chet Baker beau comme un dieu grec ornaient les chambres de milliers d'adolescents, et que le trompettiste était la star de ce suave jazz West Coast alors en vogue... Comment expliquer ce naufrage ? Quel mal de vivre poussa donc dans ces années 50 tant de jeunes gens brillants, musiciens, poètes, à s'autodétruire ?
Un autodidacte déterminé
Chesney Henry Baker Jr., dit Chet, naît le 23 décembre 1929, à Yale, Oklahoma, dans une famille de prolos, à l'aube de la Grande Dépression. Il est d'une génération qui, à l'adolescence, voit le feu atomique anéantir Hiroshima et Nagasaki, et va désormais vivre avec la menace d'une destruction de l'humanité en cas de conflit nucléaire entre Etats-Unis et URSS. L'avenir n'est pas radieux. Mais le sac de noeuds familial, qui s'est transporté sous le soleil californien en 1940, a sans doute affecté encore plus profondément l'âme du jeune Chet. Chesney Sr. est un père violent, alcoolique, musicien de country raté, toujours entre deux petits boulots ; et Vera, ouvrière ou vendeuse, une mère poule qui a reporté son besoin d'amour sur son enfant unique. L'année de ses 13 ans, Chesney Sr. offre une trompette à son fils. Bonne idée : Chet va l'apprivoiser, seul, et au bout de quinze jours le voilà qui reprend note pour note un solo de Harry James devant une Vera éperdue d'admiration. Las, peu après, le jeune prodige se casse une incisive, ce qui, en théorie, rend quasiment impossible de jouer correctement de la trompette. Chet va surmonter intelligemment ce handicap : puisque les aigus lui sont désormais interdits, il privilégiera les registres médium et grave. Voilà comment on se forge un style et un son.Autre chose : autodidacte déterminé, Chet, doué d'une "feuille" surnaturelle, refusera toujours d'apprendre sérieusement à lire la musique - "C'est bon pour ceux qui n'ont ni oreille ni créativité", dira-t-il -, sidérant les chefs des divers orchestres dans lesquels il jouera (au collège, au lycée, à l'armée) par sa capacité à mémoriser en un éclair n'importe quelle partition. Il écoute attentivement le premier déchiffrage par ses voisins de pupitre et au deuxième tour de manège, le voici qui joue impeccablement sa partie, laissant pantois lesdits voisins. Chet ne comprend pas non plus - ce qui achève de déprimer ses collègues plus besogneux - pourquoi il devrait s'astreindre à faire des gammes et autres exercices rébarbatifs pendant des heures quand pour lui tout est si facile, qu'il lui suffit de porter la trompette à ses lèvres pour que la musique s'envole sans effort. Quand un jour on lui demande à quel moment il travaille son instrument, Chet Baker répond sèchement : "Quand je suis sur scène."
A rebel without a cause
A partir de 1948 - il a 19 ans -, les choses prennent un tour plus sérieux. A Berlin, où il vient de passer un an dans l'armée pour éviter de faire des conneries, Chet a découvert, ébloui, les premiers disques de Charlie Parker et Dizzy Gillespie, les artificiers du be-bop. Fini le jazz de papa. Ces gars montrent la voie, même si Chet se sent plus proche de Miles Davis, plus sobre, plus lyrique, qui sortira en 1957 le bien nommé Birth of the Cool. Chet commence à se faire un nom dans les jam sessions où il se rend en roulant à tombeau ouvert, souvent défoncé à la marijuana - se faire pincer avec de l'herbe pouvait alors vous valoir vingt ans de taule - après avoir passé une bonne partie de sa journée à la plage. Eh oui, Chet Baker est alors un de ces "garçons de la plage", sportifs et hédonistes, que célébreront bientôt les Beach Boys.Ce qui, chez Chet, frappe tout de suite Jack Sheldon, un de ses meilleurs amis lui aussi trompettiste, c'est son esprit compétitif et un goût inquiétant pour la prise de risque, quasi suicidaire. Quand il plonge, c'est de plus haut que tout le monde, quand il conduit, c'est forcément pied au plancher, et quand il se défonce, alors il n'y a plus de limite, tel un de ces "rebelles sans cause" que James Dean incarnera en 1955 sur les écrans. Et en 1952, miracle : il est choisi pour donner la réplique à Charlie "Bird" Parker, autrement dit Dieu en personne, lors d'une mini-tournée. Mort de trouille, Chet s'en sort comme il peut - souvent mal - face à ce génie. Pourtant, Bird, qui a trouvé que ce gamin avait "quelque chose" en dépit de ses limitations techniques, va lancer sa carrière en un coup de fil passé à Miles et à Dizzy : "Vous feriez bien de faire gaffe, il y a sur la côte Ouest un petit Blanc qui va vous donner du fil à retordre."
Triomphes et déceptions
Dès lors, tout va très vite. Gerry Mulligan, tout juste arrivé à L.A., le recrute pour monter un quartet sans piano qui fait sensation. Sapés comme des princes, Chet et Gerry jouent, sans un regard pour le public, sans manifester la moindre émotion (trop vulgaire), une musique limpide même si leurs improvisations en contrepoint n'ont rien d'évident. La presse s'enthousiasme, et bientôt le Tout-Hollywood, Marilyn Monroe et Robert Mitchum en tête, accourt au Haig, le club minuscule où ils se produisent. Mais quand Mulligan est arrêté pour détention d'héroïne, Dick Bock, leur producteur, se dit que le moment est venu d'enregistrer Chet Baker sous ses propres couleurs. Bonne pioche : Chet Baker Quartet se voit attribuer cinq étoiles dans Down Beat, la bible des amateurs de jazz, qui dans la foulée couronne Baker "meilleur trompette de 1953", devant Armstrong, Dizzy et Miles !Battant le fer tant qu'il est chaud, Bock lui fait enregistrer huit albums en un an et demi, dont le fameux Chet Baker Sings. Soit une collection de ballades mélancoliques, dont My Funny Valentine, que Chet distille d'une voix éthérée qui va lui gagner le coeur des jeunes filles - et des jeunes gays qui, dans une Amérique ultramacho, adoptent instantanément ce beau gars. S'ensuit une tournée triomphale. Qui s'achève en mai 1954 à New York, où les choses vont se gâter. Chet Baker est programmé pour un mois en vedette au Birdland avec Dizzy Gillespie ou Miles Davis. Les Californiens n'en mènent pas large. Avec raison. Leur musique feutrée et les romances de Chet ne font pas le poids face à la puissance des groupes de ces deux étoiles. La presse est impitoyable, qui déclare que le jazz West Coast appartient désormais au passé.
Dans les bras des dealers
Plus grave : pour rejoindre à Paris Lili, une belle Parisienne de 22 ans rencontrée au Birdland, il demande à son agent de lui monter une tournée européenne et recrute à cet effet deux jeunes gars, le batteur Peter Littman et Dick Twardzik, un fantastique pianiste. Problème : tous deux sont des junkies incontrôlables, comme Chet le sera bientôt. Complété par le contrebassiste Jimmy Bond, le seul à ne pas toucher à la poudre, le groupe débarque à Paris en septembre 1955. Partout, à Londres, Amsterdam, Rome, Milan, les salles sont pleines et l'accueil enthousiaste. A la fin du mois, le quartet joue à Paris, salle Pleyel, où le trompettiste, en grande forme, est ovationné, mais le chanteur copieusement sifflé, le public ne goûtant pas cette voix "d'enfant de choeur". Bientôt, c'est le drame. Le 20 octobre, le groupe, qui enregistre pour Barclay, a rendez-vous aux studios Pathé. Dick Twardzik ne se présentera jamais : il vient de mourir d'une overdose dans sa chambre d'hôtel. Chet est dévasté. D'autant plus qu'on le soupçonnera de s'être piqué le matin même avec le pianiste, avant de s'enfuir en réalisant que Twardzik était perdu, pour ne pas avoir d'ennuis avec la police. Son destin est scellé. Désormais sa vie ne sera plus qu'une errance entre l'Europe, où il connaîtra gloire et prison (en Italie notamment), et les Etats-Unis, où son aura s'évanouit à mesure que la presse relate ses démêlés avec les stups et la justice.En 1966, à Los Angeles, les gros bras d'un dealer lui brisent les dents. Il se croit fini. Mais peu à peu, équipé d'un dentier, il parvient, au prix de mille souffrances, à reconquérir ce son inimitable, plus profond, plus émouvant que jamais... Il reprend sa vie de nomade, de ville en ville, de concert en concert, de dealer en dealer, s'injectant des doses de plus en plus démentes d'héroïne. Dans sa chute, au fil des années, il aura entraîné toutes les femmes qui l'auront aimé et qui finiront par le quitter pour sauver leur peau. Il n'enverra jamais un sou à Carol, la mère de trois de ses enfants (il n'a jamais rencontré le quatrième), alors qu'en 1987, par exemple, il gagne 200 000 dollars. Tout est parti en dope... Etrangement, c'est au coeur de sa nuit la plus noire que Chet enregistre quelques-uns de ses plus beaux disques, merveilles de jazz de chambre. Ainsi, la sublime trilogie (The Touch of Your Lips, Daybreak et This Is Always) enregistrée en 1979 à Copenhague en compagnie du guitariste Doug Raney et du contrebassiste Niels-Henning Ørsted Pedersen, ou Diane, bouleversant dialogue avec le pianiste Paul Bley, en 1985. Rideau.
A voir :
- Born to Be Blue de Robert Budreau, avec Ethan Hawke. En salle.
- Let's Get Lost de Bruce Weber (DVD Wild Side).
A lire :
- Deep in a Dream: The Long Night of Chet Baker de James Gavin (Chicago Review Press, 2011, 440 pages - en anglais).
- Chet Baker, le clair-obscur de Noël Balen (Castor Astral, 272 pages). En librairie le 9 février.
Par Bernard Loupias Le 21 janvier 2017
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