Ahmad Jamal |
Le pianiste américain est venu présenter son album « Marseille » dans cette ville qu’il aime tant
L’album le plus récent d’Ahmad Jamal (né à Pittsburgh, en 1930), produit par ses anges gardiens Seydou Barry et Catherine Vallon-Barry, s’intitule Marseille (Jazz Village). Ahmad Jamal quitte sa Nouvelle-Angleterre (nord-est des Etats-Unis), où il tond la pelouse, pour l’offrir à Marseille en cadeau de fiançailles. Se sont conjurés, pour l’inviter dans la ville de ses amours et de ses tristesses, l’Opéra de Marseille, la ville dont il reçoit la médaille, le prestigieux festival Jazz des cinq continents (pour deux dates, les 12 et 13 juin), et quatre pléiades de partenaires. Marseille s’aime beaucoup, feint de se détester, et adore être aimée. Le concert du 12 juin est un concert de « j’y étais ». Une fête miraculeuse, le temps suspendu, la vie éclatante.
Le concert du 12 juin est un concert de « j’y étais ». Une fête miraculeuse
Ahmad Jamal aime les villes – la sienne, Pittsburgh, mais aussi Toulouse, Paris – comme on aime la nuit. De Marseille, il aime les gens débarqués de partout, le creuset de l’histoire, l’accueil fait aux musiciens : « Marseille, mon cœur si seul cherche ta caresse/Car ma vie est remplie de tristesses... »
Auditoire en lévitation, quatuor aux anges: ils ne se sont pas vus depuis le 4 août2016 à Marciac et se retrouvent comme se retrouvent les amants séparés (Pierrot Le Fou). Finissant la phrase qu’on avait laissée en suspens, il y a un an, un pinot noir à la main.
Incarnations de la mélodie initiale : Mina Agossi, « diva », dixit Ahmad Jamal, à qui il a donné son poème à traduire et à chanter; et Abd Al Malik, pour la version slamée. Joli texte du Maestro, entre Apollinaire et Marcel Thiry.
Soit, au total, trois versions de Marseille. Le tout avec une sidérante fraîcheur, un génie de la spontanéité qui n’appartient plus qu’à lui. Plus ce signal sans appel adressé aux carabiniers du « djazz ». Lesquels ne manqueront pas, en toute indépendance, de célébrer Marseille (Jazz Village) ou Si bien, le dernier album – coloré, africain, faussement simple – de l’exquise Mina (Urbafrika).
Le Steinway posé au centre
Ahmad Jamal, bientôt autant d’années que de touches au clavier, et Mina Agossi, vingt-cinq ans de carrière, auront bénéficié des mêmes âneries : pas assez « djazz », trop « variété», trop de grâce, et dans le cas de la chanteuse, « fausse noire» – on l’a lu, les yeux bien écarquillés, dans un magazine de jazz franchement décomplexé.Le Steinway posé au centre du plateau, navette spatiale aux contours de l’Afrique, les aéronautes entrent en scène comme on se rend au rendez-vous : Manolo Badrena, d’abord, le Portoricain poète et dramaturge, il fait le zouave aux percussions dont il vivifie le son d’ensemble ; James Cammack et Herlin Riley, ensuite, phénoménal duo rythmique qui devrait compliquer l’imaginaire de tous nos nouveaux apprentis bien nés, aux désirs plus gros que le ventre, et qui se cachent derrière des fantaisies d’opérette.
Il n’est pas besoin d’être bien dégourdi en musico-géographie pour deviner, dès les quatre premières mesures, qu’Herlin Riley est un batteur de la Nouvelle-Orléans. Roulements et « ras » caractéristiques, jeu de fanfare, de rigodon, « charleston » (la double cymbale actionnée au pied) sublimée d’un bout à l’autre, cependant que Cammack tisse le tapis du concert, de formulettes et « routines» bondissantes.
Inutile de traquer la virtuosité dans tout ça. Elle ne vise qu’à s’oublier pour penser le réel. Depuis Vernell Fournier et Israel Crosby au Pershing (en 1958), le Maestro s’est toujours entouré, non sans exigence, de pointures.
Du bout des doigts, d’un regard, il règle tout : les doigtés, les pulsations, ces montées en puissance soudain brisées net, et ces retours à la chansonnette comme on rentre au pays.
Ni « morceaux» ni chorus. La machine désirante aux instincts bien voulus, sophistiquée en diable, donne le branle à un « groove» monstrueux. On a d’ailleurs assez reproché au grand Ahmad cette invention de géométrie dans l’espace qui avait le tort de plaire au grand public. Quatuor ? Quartet? C’est une constellation de stars dont il est le soleil. Système gracieux, gravitation, envolée dans les espaces infinis qui rassurent, génie polyphonique en trois ou quatre dimensions, peut-être onze, selon le modèle de la physique actuelle, étreinte, envolées, tension-détente, syncope et swing, interactions et « interplay », libre circulation des inconscients réglés d’un mouvement de poignet par le Maestro, dérèglement de tous les sens, le récital est un régal (cent vingt minutes de déroulé, à partir de 20 h30).
Le préféré de Miles Davis On en oublierait presque la théorie scientifique qui le programme.
Cammack, le bassiste : « Tout doit avoir l’air de couler de source. Mais ce point qu’on atteint grâce à M. Jamal, c’est un point que ne pourrait atteindre que la composition écrite.
Note à note, avec le phrasé et les silences. Par sa présence et son mouvement, M. Jamal nous fait accoucher spontanément de quatre partitions intriquées et autonomes. »
Visuellement éblouissant.
Répertoire ? Un fil conducteur : la version instrumentale de Marseille pour quatuor. Mélodie obsédante et charmeuse de serpents, après quoi tout s’enchaîne, Sometimes I Feel Like a Motherless Child, des réminiscences de Ray Charles ou Lee Morgan, que l’amateur happe avec délices, BaalBeck, et avant de finir sur sa leçon parfaite de Blue Moon, les deux versions vocales de Marseille, celle de Mina Agossi, qu’il applaudit comme un enfant, et celle d’Abd Al-Malik,en qui il reconnaît la ville même. Sans compter une transfiguration d’Autumn Leaves (Les Feuilles mortes, de Joseph Kosma), traitée en boléro mélancolique sur fond de ligne de basse.Tour de magie? Groupe en fusion ? Cammack, le contrebassiste, est très clair là-dessus: « Avec M. Jamal, on n’a pas à se mettre en valeur ; il nous pousse,d’un sourire, d’un regard, à sortir de nous-mêmes, à improviser vraiment. Pas improviser le temps d’un chorus, non, à fond, ensemble. » Mina Agossi n’en revient pas d’avoir été élue. Elle habite Ménilmontant, à Paris, a fait onze fois le tour du monde en vingt-cinq ans de carrière, joué partout mais comme à l’écart des circuits officiels. Pour Marseille, elle se fait belle (sixheures de coiffeur pour ses nattes africaines) et traverse la ville en scooter vermillon pour s’acheter une robe pleine de paillettes. Pianiste depuis l’âge de 3 ans, Ahmad Jamal fait cavalier seul et se sait le préféré de Miles Davis.
Il aime les villes, l’amour et les musiciens de Pittsburgh, dont il sent la présence dès qu’il entre en scène : Billy Strayhorn, l’alter ego de Duke Ellington, Gene Kelly, Erroll Garner, Earl Hines, Roy Eldridge, Art Blakey, Kenny Clarke, George Benson... Tous, ils ont l’accent de Pittsburgh. Ahmad Jamal les devine dans l’ombre ? Fantômes ? Ectoplasmes ? Pas le moins du monde : il sent leur présence réelle. Ça ne vous est jamais arrivé, peut-être? «Marseille, ta voix ne cesse de m’appeler/Marseille, Marseille, ville d’éternité.»
Francis Marmande, Le Monde du 15.06.2017
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