Considéré comme l'un des plus grands guitaristes de tous les temps, quelque part entre Jimi Hendrix et Eric Clapton, Duane Allman, mort à 24 ans en 1971, est une légende discrète. Réédition majeure d'un recueil de ses enregistrements, pour lui ou pour les autres (Aretha Franklin, Wilson Pickett…).
Sur la pochette de son « anthologie », il pêche à la ligne (avec moulinet) dans un décor de bayou, paysage dense et liquide, englué de silence, où il se tient seul, sa silhouette de christ en retrait, à l’extrême bord du cadre. Dans le livret, il est photographié nu au cœur de la forêt, une feuille d’arbre en cache-sexe, homme des bois en plein délire psychédélique, gueule d’ange tragique à la Kurt Cobain.
Duane Allman n’a pas encore 24 ans. C’est l’âge auquel il va mourir, en 1971, dans un accident de moto à l’intersection de Hillcrest Avenue et de Bartlett Street, à Macon, en Géorgie, sa ville de cœur, celle de Little Richard et d’Otis Redding. Son parcours météorique aura duré à peine trois ans, la boue des années en a effacé la trace, sa légende ne s’est réellement imprimée que dans l’esprit des plus fervents. L’aîné des Allman Brothers était une star discrète, un musicien dont la personnalité et l’existence se ramassaient dans une concentration extrême, l’électricité des terminaisons nerveuses, la flamme au bout des doigts.
The Allman Brothers Band with Duane - In Memory of Elizabeth Reed - Fillmore East - 09/23/1970
Il était connu pour ne faire qu’une prise de ses enregistrements comme si on ne pouvait se consumer qu’une fois. Ses envolées instrumentales aussi fluides qu’exubérantes lui valurent d’être placé, par le magazine Rolling Stone, à la deuxième place des cent plus grands guitaristes de l’histoire du rock (en 2003) juste derrière Jimi Hendrix. L’éternel égal d’Eric Clapton dont il était aussi l’ami, bien plus que le rival. Duane Allman, le héros dont l’Histoire retient mal le nom.
Sa biographie est peu connue, il n’a pas eu le temps de donner beaucoup d’interviews. Quand il se confiait aux journalistes, c’était de manière plutôt laconique, un jeune type opaque, allumé de l’intérieur qui, dans la vie, suivait une ligne de fuite et lâchait ses émotions dans la musique. En 2014, sa fille, Galadrielle, qui avait 2 ans à sa mort, s’est attachée à recoller les morceaux d’un héritage en miettes dans Please be with me, livre d’enquête intime.
« Mon père meurt dans le premier paragraphe de chaque article qui lui est consacré, écrit-elle. Son histoire est racontée à l’envers, elle commence toujours par la fin : sur une route, sa moto à terre, son corps brisé. Les journalistes s’attardent sur l’accident comme s’il pouvait révéler quelque chose de sa vie. Duane est toujours décrit comme une rock star alors qu’il n’a pas vécu assez longtemps pour savoir qu’il deviendrait célèbre. Sa vie brève et brillante est devenue un mythe, un conte moral et un cliché : vivre vite et mourir jeune. »
Duane Allman |
“Le ciel est en pleurs, regardez ses larmes rouler sur mes joues.”
Galadrielle n’a pas connu son père. Elle vivait avec sa mère en Floride et, même si elle a dû en recomposer le souvenir, elle a découvert son monde de la plus troublante des manières, le jour de funérailles épiques, dans une église de Géorgie. Le frère cadet de Duane, Gregg, caché derrière ses lunettes noires, joua avec leur groupe, les Allman Brothers, un lent blues qui disait « Le ciel est en pleurs, regardez ses larmes rouler sur mes joues. » D’après un journal de l’époque, la guitare de Duane était posée sur le cercueil fleuri.
Les Allman Brothers interprétèrent aussi Stormy Monday Blues et transformèrent la cérémonie en concert et en fête, encourageant les invités à se manifester. Dr. John, le maître vaudou de La Nouvelle Orléans, et Delaney Bramlett, complice d’Eric Clapton avec qui Duane Alman avait enregistré le célèbre Layla, firent basculer l’assistance dans la transe avec une version de Will the circle be unbroken. Comme dans certains rituels de l’Amérique du blues, un souffle de vie perçait le deuil.
Jerry Wexler, le grand manitou des disques Atlantic, producteur de Ray Charles et d’Aretha Franklin, prononça l’éloge funèbre, rappelant que Duane Allman resterait à jamais l’un des plus grands bluesmen de l’Amérique blanche : « Je me souviendrai toujours d’une nuit magique où il était assis avec Delaney, sur un porche, au bord de l’eau, tous les deux jouant de leur guitare acoustique, le plus doucement possible, chantant des airs de Robert Johnson, de Jimmie Rodgers et Jimmy Davis. Leur musique était incroyablement pure, libérée des affects, détachée de leur personne, ils s’abandonnaient à l’ineffable beauté du gospel, de la country, du blues comme seuls les musiciens du Sud savent le faire. »
Dans son livre, pour lequel elle est partie à la rencontre de ceux qui avaient connu son père, Galadrielle Allman fait le portrait d’un homme dont la musique évoluait sur une portée idéaliste, dans les campagnes du Sud « connu pour son conservatisme et son cruel racisme ». Dans l’élan des musiciens blancs qui se fondirent dans le groupe d’Otis Redding, Duane Allman fusionnait rock, blues et soul, il effaçait les frontières sans même y penser.
Pendant les brèves années où il en fut l’âme et le leader, les Allman Brothers électrifièrent la musique du Sud comme personne avant eux. Témoin l’album Live at the Fillmore (et la magnifique version de Stormy Monday Blues), leurs concerts pouvaient atteindre des sommets d’incandescence, noirceur, douceur, rage et jubilation inextricablement mêlées. Ils étaient des enfants du Sud, de sa musique et de sa violence, ils étaient aussi ceux des années 60 et de ses quelques étés de l’amour, submergés par la drogue, l’héroïne pour plonger, la cocaïne pour remonter, le LSD pour brouiller les repères.
The Allman Brothers Band - Dreams - 9/23/1970 - Fillmore East (Official)
De ces temps fuyants et troublés, la guitare de Duane Allman captait chaque onde, chaque secousse, une guitare tout en sensibilité, fine, liquide, sinueuse, traversée de courants solaires et animée de sentiments complexes, d’explosions si brutales, de rage ou de chagrin, qu’il se disait incapable de les refaire. « Quand il participait à une séance d’enregistrement, explique Rick Hall, responsable des légendaires studios Fame à Muscle Shoals dans l’Alabama, il jouait toujours debout, poussait son amplificateur à fond et mettait son casque sans entendre la puissance qu’il dégageait et qui faisait trembler les murs. Vous auriez juré que la fin des temps approchait. Il interprétait un solo une fois puis disait “Voilà, c’est tout ! Je ne pourrais pas ressentir ça à nouveau.” Il avait besoin de se mettre en crise quand il jouait et s’il n’était pas satisfait du résultat, il lâchait “c’est passé, c’est perdu, je reviendrai demain”. » Les émotions se bousculaient, Duane Allman sortait tout juste d’une adolescence tourmentée, à la traîne d’une mère qui s’en sortait comme elle pouvait. Son père est mort quand il avait 3 ans. Flingué dans son uniforme de soldat lors d’une permission en Virginie, alors qu’il venait de sortir indemne de l’enfer du débarquement.
The Allman Brothers Band - Whipping Post - 9/23/1970 - Fillmore East (Official)
« Duane jouait si magnifiquement, écrit sa fille, que le monde entier venait à lui. Eric Clapton. Aretha Franklin. King Curtis. Wilson Pickett. Boz Scaggs. » C’est le regard admiratif d’une fille pour un père dont l’ombre est devenue immense. C’est aussi la stricte vérité. En plus de la discographie de son groupe, Duane Allman s’est invité chez d’autres artistes pour leur offrir des instants de toute beauté, son génie s’est glissé dans leurs chansons pour les propulser dans une autre dimension.
Il en fit d’abord bénéficier Wilson Pickett sur une version de Hey Jude, des Beatles où la stridence de sa guitare vient soutenir la transe du hurleur. On entend le crissement furieusement érotique de son bottleneck sur The Road of love, de Clarence Carter, et toute sa rage contenue dans la reprise de The Weight par Aretha Franklin. Et bien sûr, la tempête qu’il soulève en compagnie d’Eric Clapton sur l’inoubliable Layla. La signature de Duane Allman est gravée dans la musique de son époque, ce recueil en est la plus belle chronique.
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