jeudi 1 décembre 2016

Ibrahim Maalouf : « Enseigner, c’est trouver une pulsation commune » (La Croix)




Trompettiste virtuose, Ibrahim Maalouf, 36 ans, a enseigné dès son plus jeune âge dans des conservatoires, collèges et lycées, car l’éducation lui tient à cœur. Pour lui, aider à grandir, c’est donner confiance aux enfants, afin qu’ils puissent s’épanouir dans un collectif acceptant les différences.




La Croix : Trompettiste dont les concerts et les disques jalonnent l’actualité musicale (1), vous êtes aussi un enseignant, car l’éducation vous tient à cœur. Au regard de votre propre expérience, diriez-vous que vous avez reçu une bonne éducation ?

Ibrahim Maalouf : Oui. Sur les fondamentaux de l’éducation, je pense que mes parents m’ont transmis de vraies valeurs. Mais la force des choses m’a aussi éduqué, notamment les choix de vie que mes parents ont été obligés de faire et qui se sont imposés à nous. Aussi les rencontres que j’ai pu faire pendant mes études ou dans mon travail ont joué un rôle important.

Quels sont, selon vous, ces fondamentaux d’une bonne éducation ?

I. M. : D’abord l’amour et l’affection, qui permettent de grandir porté par le sentiment d’appartenir à une famille qui vous aime. Ensuite, l’exigence dans le travail et dans les rapports humains. C’est-à-dire la nécessité de ne pas se contenter du minimum. Demander à un enfant cette exigence vis-à-vis de lui-même et dans le rapport avec l’autre, lui permet d’aller chercher ce qui est faisable au-delà des habitudes qui sont parfois de mauvaises habitudes. Mon père était extrêmement exigeant. Ma sœur et moi avons été élevés à rude école. Ce qui fait qu’on ne se contente pas juste de ce qui nous est offert de vivre, mais on cherche en permanence à améliorer les choses, les rapports, le travail, les liens etc. Nous sommes devenus des moteurs dans la vie de ceux qui nous entourent.

Il faut également donner confiance aux enfants. Quand on apprend aux enfants à être autonomes, on les rend critiques, c’est ce qui leur permet de se détacher des parents et à créer leur propre chemin. Il est important de les encourager dans la recherche d’une expression personnelle. Mes parents, tous deux artistes, ne m’ont pas éduqué en me disant’fais comme la société te dit de faire’, mais ’fais bien les choses pour trouver ta place’. Ils avaient leurs propres lignes de conduite qui se mariait tant bien que mal avec la société dans laquelle ils vivaient, et c’était à moi de trouver ma ligne de conduite. Et ainsi, ils m’ont programmé pour être capable de renouvellement, avec l’espoir que je puisse faire peut-être mieux qu’eux.

Vous êtes père d’une fillette de 7 ans. Lui fixez-vous les mêmes lignes de conduite  ?

I. M. : Je fais un compromis. Je ne rejette pas l’éducation qui m'a été donnée, je la valorise, mais j'essaie de l’améliorer. Je suis exigeant avec elle, mais pas comme mon père qui était trop rigide. J’essaie de tirer le positif de ma fille, je l’encourage beaucoup. Mais je lui apprends à être émotionnellement autonome aussi. Si elle pleure pour un caprice, je lui explique qu’on pleure quand on est triste pour des choses graves, ou si on a très mal. Du coup, elle comprend intelligemment que pleurer a une signification importante, et que ce n'est pas juste une façon d'obtenir quelque chose qu'elle désire. Et j’essaie ainsi de mettre une échelle de valeurs adaptée à son âge.

Vous jouez avec elle au jeu des 7 ressemblances plutôt qu’aux 7 différences...

I. M. : Le jeu des 7 différences, je le trouve fratricide  ! Il enlève à celui qui cherche la différence la capacité de voir en l’autre son frère ou son cousin. Je crois en la nécessité d’apprendre à valoriser les différences, de vivre avec l’autre en acceptant, et en intégrant ses différences. C’est tout l’enjeu de l’éducation sociale  : on pense valoriser l’individu en mettant en exergue sa différence alors que l’individu est valorisé quand on valorise le groupe auquel il appartient. Les sports d'équipes ont bien compris ça. L’éducation, pour moi, doit stimuler cette envie d’accepter les différences, pour créer le groupe dans lequel on s’épanouit.

Né à Beyrouth en 1980, vous êtes arrivé tout petit en France avec votre famille et avez été scolarisé en région parisienne. Quel regard portez-vous sur l’école française  ?

I. M. : Pour moi, l’école a été parfois un moteur, mais trop souvent aussi un frein. J’ai très mal vécu une bonne partie de ma scolarité en France. Je n’étais pas turbulent du tout, au contraire, très silencieux, très docile. Mais l’école, dès la maternelle n’était pas à l’écoute des manifestations claires et visibles de mes émotions, de ma personnalité et de mes malaises. Le système éducatif en France ne prend pas du tout en compte l’émotionnel. On ne demande à l’enfant ce qu’il ressent que devant les conseillers d'éducations ou les psys de l'école. On sent l’héritage d’un système très rigide, qui considère que les affections, les émotions et les sentiments ne doivent pas s’exprimer à l'école. Ce n’étaient pas des années heureuses, je ne suis détendu qu'à partir du Lycée.

L’école considère qu’elle est le lieu des apprentissages et qu’elle doit se séparer de la sphère affective...

I. M. : Mais l’école, par exemple, ne peut pas reprocher à un enfant de 9-10 ans d'être en échec scolaire  ! S’il n’arrive pas à suivre, c’est d’abord son entourage et ses enseignants qui doivent s’interroger sur leur échec et écouter ce que l’enfant a à dire, et surtout le comprendre. Je suis, par exemple, entré en maternelle sans parler un mot de français, et ça n’a pas été pris en considération. Je me suis retrouvé très vite tout seul dans mon coin. Je me réfugiais dans la musique. J’étudiais la trompette avec mon père depuis l’âge de sept ans. Mais je rêvais d’être architecte. Si j’avais été mieux suivi, j’aurais sans doute pu me sentir plus confiant, et faire de meilleures études, puis oser l'architecture. J’ai passé un bac scientifique avec ce rêve, mais j'avais conscience de mes lacunes accumulées. À 17 ans, j’ai finalement passé le concours d'entrée au Conservatoire de Paris et j'ai été reçu. Aujourd’hui, à 36 ans, je ne le regrette pas. Ce qui me console, c'est de constater que l’architecture c’est ce qu’on voit quand on regarde l'environnement dans lequel on vit, mais la musique c’est ce qu'on voit lorsqu'on ferme les yeux. C'est finalement ce refuge dans lequel je m'étais réfugié petit qui est devenu l'environnement dans lequel j'ai construit mon métier.

Est-ce en réponse à ces pédagogies trop rigides que vous enseignez la musique depuis des années  ?

I. M. : Le projet éducatif est fondamental à mes yeux. Mes deux parents étaient également enseignants et j’ai grandi au milieu de leurs élèves. J’ai enseigné la trompette durant 7 ans au conservatoire Municipal de Viry-Châtillon (Essonne) , puis pendant 8 ans au Conservatoire Régional d'Aubervilliers-La Courneuve (Seine-Saint-Denis). J'avais aussi été prof de musique deux ans dans un collège d’Étampes , une expérience assez intense. En 20 ans, j'ai enseigné au Liban, aux États-Unis, en France.

Depuis cinq ans, je donne des cours dans le cadre du Pôle d’Enseignement Supérieur des Conservatoires de Paris et Boulogne. J’y ai créé une classe d’improvisation, tous instruments confondus, pour ces futurs professionnels de la musique classique. Et ce que je leur transmets à chaque rencontre n'a finalement rien à voir avec la musique en soi. Il s'agit de bon sens, du vivre ensemble, de comment construire cet environnement sonore, de façon à ce qu'il ne rejette personne, et qu'il puisse y intégrer toutes nos différences, nos personnalités.

On peut apprendre à improviser dans la musique classique  ?

I. M. : Enseigner l’improvisation, c’est délivrer un message social très important. Le parallèle que je fais entre l’improvisation en groupe et la vie en société m’apparaît comme une évidence. C'est avant tout cela que j'enseigne. Il s’agit de trouver une harmonie, une pulsation commune. L’acceptation de l’autre, de sa différence, est une valeur indispensable pour jouer ensemble, pour que la musique et la vie soient harmonisées. Ce sont des valeurs qui existent dans toutes les musiques. J’ai d’ailleurs l’impression de leur donner des cours de liberté. Et c’est passionnant de voir les élèves progresser dans cette voie  ! Mon objectif, c’est qu’à la fin de l’année, je ne sois plus indispensable. Moins j’ai à faire, plus j’ai le sentiment d’avoir transmis ce que j'avais à transmettre.

La confiance joue un rôle clé ...

I. M. : Pour moi, on doit donner confiance en valorisant l’importance de l’erreur. En France, quand un élève se trompe, on le sanctionne, et c’est dangereux, car on lui interdit de se tromper, et donc d’essayer. L’école part du principe que tout le monde doit avoir 20/20, et à chaque erreur, on enlève des points. Et à mon avis, ça devrait être le contraire. Chacun devrait partir de rien et gagner des points, comme en sport. Le système de notes français fonctionne par élimination, pas par valorisation. Mais selon moi, une mauvaise note sanctionne d’abord l’échec du prof. Car les élèves doivent passer par l’erreur, la répétition de l’erreur pour progresser. Moi, quand j’écris de la musique, je passe beaucoup de temps à me tromper avant que ça puisse avoir du sens.

Recueilli par Nathalie Lacube, le 21/11/2016

Aucun commentaire :

Enregistrer un commentaire