Qui êtes-vous ?
samedi 26 novembre 2016
Rencontre avec Jeff Mills qui a eu la bonne idée de revisiter l’œuvre de John Coltrane (Les Inrocks)
Pour sa performance hypnotique en duo avec le saxophoniste français Emile Parisien, Jeff Mills, s’inspire de l’univers de John Coltrane. L’occasion de revenir avec lui sur son amour pour le jazz, et la place du rythme dans les musiques électroniques.
Le projet Variations mené par le collectif Sourdoreille – en co-production avec la Compagnie des Indes – met en scène des artistes de musique électronique en duo avec des musiciens jazz ou classique. Parmi ces rencontres, celle de Jeff Mills et Émile Parisien, qui revisitent l’oeuvre de John Coltrane. A cette occasion, nous avons interviewé le pionnier de la musique techno pour revenir sur cette performance – dont la vidéo est disponible ci-dessous via Culturebox :
Jeff Mills & Émile Parisien dans la collection VARIATIONS
Quelle importance John Coltrane a-t-il eu dans ta vie ?
Jeff Mills – En tant que musicien, je pense qu’il n’y a que très peu d’artistes capables d’explorer certaines limites de la musique. Ils ont un niveau de compréhension exceptionnel. Coltrane, pour moi, serait le meilleur dans ce domaine, l’un des humains les plus intelligents musicalement parlant. Peu importe la musique que tu joues, ce qu’on t’a appris, tout le monde peut apprendre quelque chose de John Coltrane, de sa technique.
John Coltrane - Equinox (Original)
Vue sous cet angle, il est très différent de Miles Davis, qui semble parfois plus difficile à aborder…
Ils ont tous les deux été des explorateurs, mais Coltrane était plus exotique dans sa façon de rechercher sa voix. Miles prenait en compte l’impact de sa musique, il était très conscient de sa position dans le milieu des jazzmen. Dans ce type de musique, il y a toujours l’envie de se mesurer aux autres. Dans le djing, c’est un peu la même chose, ou même dans le tennis. Tout repose sur tes propres compétences, et tu les compares forcément à celles des compères, inconsciemment. Je crois que Miles Davis était plus dans cette comparaison que Coltrane.
Miles Davis - Blue in Green
Quand as-tu découvert la musique de Coltrane ?
Quand j’étais au lycée, vers 1978-1979.
En quoi cela a modifié ton rapport à la musique ?
L’œuvre de Coltrane est une chute libre permanente, un lâcher prise. Tu ne sais jamais ce qui va arriver. J’ai toujours senti une forme de détachement dans sa manière de jouer, il doit s’accrocher à son instrument pour pouvoir survivre dans son propre univers. Pour moi, c’est l’engagement musical ultime.
Dans ce duo avec Émile Parisien, on l’impression que vous avez tout de même cherché à explorer plusieurs périodes bien distinctes de son œuvre, avec certains éléments plus proches de Blue Train (1957), d’autres plus proche de A Love Supreme (1964), par exemple. Était-ce votre intention ?
Nous en avons beaucoup parlé. On pensait qu’il était important, avant tout, de montrer un certain niveau de liberté dans notre performance, de nous concentrer sur l’envie de capter un moment de musique unique. Selon nous, il fallait apporter une sorte de transcendance. Le résultat offre beaucoup de choses différentes à entendre : une partie plus expérimentale, un peu à la manière de son album The Transition, par exemple, puis d’autres choses plus orientés vers la solidité des structures, de sa composition. Une chose que je voulais absolument aborder, c’est le fait que le jazz était à l’origine une musique dansante. Au gré du temps, c’est devenu moins vrai, le jazz a exploré. Mais il y a une partie du live que je voulais absolument construire autour du rythme, qui est la base de la dance music.
John Coltrane - Transition
omment s’est passée la préparation de cette performance avec Emile Parisien ?
C’était avant tout une discussion. Nous avons passé du temps à parler pour nous connaître, pour essayer de trouver des liens entre nos visions de la musique, de notre compréhension de l’œuvre de John Coltrane. Son travail, sa technique… Rapidement, dans la conversation, l’idée de donner beaucoup d’espace à l’improvisation est venue. Trouver des points de départ depuis lesquels nous pouvions ensuite sauter dans l’inconnu était central. Donc une première répétition a consisté à parler, et la seconde à décider du format de la performance. Ça a été très vite.
Ça n’est pas la première fois que tu explores le jazz. En ce moment, par exemple, tu travailles avec le projet Spiral Deluxe. Quand as-tu commencé à vouloir jouer du jazz en temps qu’artiste de musique électronique ?
Cela fait quelque années que j’avais dans un coin de ma tête l’idée de jouer avec un groupe. Avec Underground Resistance, nous avions déjà exploré beaucoup de choses, et je me suis surpris à être nostalgique de cette configuration collective. Récemment, j’ai eu beaucoup d’opportunités de jouer avec des musiciens classiques, des orchestres… Peut-être que désormais, je suis plus conscient de ma place en tant qu’instrument, de mes possibilités de contribuer à un système musical. Dès que j’ai commencé à utiliser mes machines différemment, avec cet état d’esprit, j’ai essayé de projeter leur utilité au sein un groupe de musique.
Underground Resistance Sometimes I Feel Like
Était-ce plus difficile pour toi de faire ce type de projets entre jazz et dance music il y a dix ans par exemple ?
Je crois que ça aurait plus difficile, oui, probablement. Parce que je suis principalement connu en tant que dj. J’aurais pu le faire, certainement, mais peut-être que ça aurait été vu comme quelque chose de très cliché. Les gens auraient pu se dire que je ne le faisais pas sincèrement, mais uniquement parce que ça donne un côté cool. Et puis j’ai toujours été un perfectionniste, même avant de devenir dj. Avec Spiral Deluxe, la réception du public a été super. Il est l’heure de me lancer.
Durant ta carrière, tu as cherché à changer les codes de la musique électronique. Penses-tu que les artistes de dance music devraient être plus audacieux ?
Oui. Je pense que ça devrait être une obligation et un objectif chez n’importe quel producteur de musique électronique. Il faut consacrer des heures, des jours, des semaines, des mois, des années à explorer de nouvelles idées. C’est OK de faire le même type de track cent fois de suite. Mais à un moment donné, chaque musicien, dj ou producteur devrait accepter cette responsabilité d’explorer. Juste pour essayer, juste pour la performance. Il ne suffit pas d’être dans l’industrie et faire ce qu’on attend de toi. Ça n’est pas suffisant. Il faut que l’on change la nature de ce que les gens attendent de la musique, être capable de créer des chemins qui permettent au public de réfléchir hors des sentiers battus. Cela permet de créer quelque chose de nouveau, d’offrir au public une nouvelle musique électronique. Les magazines, par exemple, devraient mettre plus de pression sur les djs et les musiciens pour qu’ils innovent, qu’ils ne se contentent pas de prendre des cachets pour leurs lives.
Tu étais batteur de jazz avant d’être dj. Ça a influencé ta manière de concevoir les rythmes électroniques ?
La transition entre la batterie et le djing a été facilitée par ma compréhension du rythme, c’est certain. Je crois que je suis allé plus rapidement vers certains essais rythmiques grâce à cela. Le fait de vouloir, en tant que dj, redevenir un musicien m’a toujours accompagné. C’est très important. Je fais de la musique électronique car je veux être un musicien, pas un dj, pas quelqu’un qui programme un titre après un autre. C’est aussi le hip-hop qui m’a montré cela. Les djs hip-hop sont devenus producteurs, ont développé une technique musicale propre. Je me suis donc mis à réutiliser des boîte à rythme car cela m’éloignait du djing, je reprenais le contrôle sur ce que les gens écoutent. D’une certaine manière, j’ai bouclé la boucle.
Qu’est-ce que la dance music et le jazz ont en commun ?
Ce qui les rapproche le plus est le fait que ces musiques ne se concentrent pas sur le musicien, mais avant tout sur l’auditeur. Ces deux genres travaillent le son pour que celui qui les écoute se perde, élève son niveau de conscience. Le musicien de jazz joue en transmettant ce qu’il ressent parce qu’il veut que le public sente la même chose. Dans la dance music, c’est exactement pareil, sauf que nous avons de plus gros soundsystems (rires). On distille des fréquences, pas seulement des notes, et nous sommes plus en phase avec l’endroit où la musique est jouée. Nous devons prendre en considération les éclairages, la température de la salle, la manière dont on est présenté sur scène… Il y a plus de facteurs de ce type. Mais au final, nous voulons tous que l’auditeur se perde dans la musique pour finalement se trouver grâce à la musique.
Certains pourraient penser qu’un boîte à rythme et un batteur de jazz sont deux opposés. Que pourrais-tu leur répondre ?
Cela dépend de la manière dont est utilisée la boîte à rythme, dont elle peut être manipulée. Personnellement, ces dernières années j’ai redécouvert comment me servir d’une TR-909. A chaque fois que je m’en sers, j’essaie de faire quelque chose de différent. Je ne crois pas que la distance entre une TR-909 et une batterie soit aussi grande qu’on l’imagine. Si tu travailles la technique, tu peux manipuler la boîte à rythme pour sublimer sa fonction première. La complexité des machines peut être aussi grande que l’homme et son physique.
Jeff Mills sera en live avec le batteur Tony Allen (au New Morning le 14 décembre) et a signé la bande originale du film de George Méliès Le Voyage dans la Lune ressorti en DVD avec les couleurs originales.
Brice Michet Les Inrocks le 16.11.2016
Libellés :
Jazz
,
John Coltrane
,
Presse
Inscription à :
Publier les commentaires
(
Atom
)
Aucun commentaire :
Enregistrer un commentaire