Il y a quatre ans, elle nous avait enchantés avec "Dance Floor". Leïla Martial vient de sortir son deuxième album, "Baabel", en leader d'un trio qu'elle considère comme une famille, avec le saxophoniste Émile Parisien, ami d'enfance, en invité. Improvisatrice virtuose et exaltée, elle nous embarque dans un monde poétique et animalier où tous les genres se croisent : jazz, rock, world...
Rencontre.
"Je bêle, donc je suis." C'est sur une citation détournée de Descartes ("Je pense, donc je suis") que Leïla Martial ouvre son nouvel album "Baabel", alors que sonnent les clochettes d'un troupeau de chèvres. Le "baa" de "Baabel" n'est autre que la version anglaise de "bêêê"... D'emblée, la jeune artiste de 32 ans originaire de l'Ariège clame, par le biais de l'humour et du registre animalier, sa liberté d'être elle-même, pétrie de fantaisie, de poésie et d'une folle musicalité.Ces derniers mois, on l'a vue chanter aux côtés d'Anne Paceo. La voilà donc de retour au service de son propre projet discographique. Entourée du guitariste Pierre Tereygeol, du batteur Éric Perez - partenaire musical de longue date - et d'Émile Parisien en guest-star, la jeune artiste déploie dans "Baabel" une créativité et une sensibilité saisissantes. Son arsenal vocal nous laisse sans voix. Comme elle nous y a habitués, Leïla Martial donne libre cours à son imagination, dévoilant une technique vocale stupéfiante, livrant tantôt des mots, tantôt des onomatopées, des chansons pétries d'émotion et de lyrisme et des moments d'espiègles acrobaties. La chanteuse adore évoluer entre des langues bien réelles et des patois imaginaires, chantant "juste ce qu'elle a envie de dire" sans se poser de questions.
Leïla Martial - Smile
- Culturebox : De nos jours, la plupart des artistes, et notamment dans le jazz, sortent régulièrement des disques pour avoir de nouveaux projets à défendre sur scène. Votre premier album en leader, "Dance Floor", remonte à quatre ans. Qu'avez-vous fait dans l'intervalle ?
- Leïla Martial : J'ai passé quatre années très riches avec beaucoup de laboratoires, de rencontres, de recherches. J'ai cherché à approfondir mon discours, à me perfectionner, à être plus pertinente dans ce que j'avais à raconter, à aller plus loin, à grandir. Ça s'est fait aussi par la rencontre. Il y a trois ans, j'ai découvert le monde du clown et j'ai commencé à en faire, ça m'a métamorphosée. J'ai réalisé qu'au-delà du jazz, de la musique, ce qui me fait vibrer fondamentalement, c'est l'improvisation. Avec le clown, j'en retrouve l'essence : être là, jouer avec les outils dont je dispose, sans savoir lesquels je vais utiliser. J'ai eu l'occasion de jouer avec différents groupes, différentes personnes... Ce dont je suis avide, c'est de m'adapter à des univers musicaux, faire des performances, me fondre dans les mondes proposés, tout en apportant ma touche. Et au-delà de ça, creuser un discours, un chemin, avec un noyau de personnes fidèles.
- Parmi les vocalistes et instrumentistes qui ont émergé ces dernières années, certains vous ont-ils marquée, inspirée ?
- Je suis beaucoup sur le terrain. Ce qui va faire naître en moi des jeux, c'est les gens que je rencontre. J'ai un rapport très ludique à la musique et à l'art en général. Je m'amuse. Ça se sent, ça se voit, et si je ne m'amuse pas, je n'y arrive pas. Je n'écoute pas énormément de musique. Mais je vais voir des spectacles et des concerts. Sur le terrain, je partage et je suis dans l'interaction. Je me réalise vraiment par la rencontre et la collaboration avec des gens créatifs, présents sur Paris ou ailleurs. Ils me donnent de l'élan.
- Y a-t-il néanmoins des rencontres, ces dernières années, qui vous on fait progresser artistiquement et au-delà ?
- Il y a le violoncelliste Valentin Ceccaldi avec qui j'ai formé un duo, "Fil". Avec lui, c'est un peu mystique, ça me fait aller vraiment loin. Il y a mon amie danseuse circassienne Marlène Rostaing. Ensemble, on fait des performances vraiment hybrides, à l'Atelier du Plateau ou en soutien à Nuit Debout. Il y a le guitariste Pierre Tereygeol que j'ai connu au sein d'Organic Quintet. Il écoute énormément de musique, il écrit, il repique... Il a un jeu hyper ouvert, et c'est porteur. Et il chante magnifiquement. Il y a toujours mon frangin Émile Parisien. Avec lui, on est côte à côte, on chemine, ça continue de m'inspirer jusque maintenant.
- On retrouve justement Pierre Tereygeol et Émile Parisien dans "Baabel", avec "Baa" comme traduction de "Bêêê". Pourquoi la thématique de la chèvre ?
- Au début, je cherchais un nom de groupe. J'ai choisi "Baa Box". Je trouvais que l'image de la "boîte à bêêê" (équivalent caprin de la boîte à meuh, ndlr) ne me représentait pas mal ! Ça a un côté impulsif, cocasse, un peu espiègle. Avant tout, la chèvre ne se soucie pas d'être dans l'esthétique, le joli, le gracieux... Or, c'est ce qu'on demande de manière pernicieuse aux chanteuses aujourd'hui, et ça donne quelque chose de très propre, assez aseptisé, des interprètes un peu lisses... C'est bien sûr lié au statut de la femme... Je viens de la montagne et dans la chèvre, il y a un côté casse-cou... Elle a le sens du collectif tout en étant indisciplinée. Enfin, ça me fait marrer ! J'ai besoin de m'éclater et de chanter. C'est la joie, la recherche, l'émotion.
- Dans le clip d'"Ombilic", on voit en effet la petite fille en vous exploser de joie...
- C'est vrai que je le vis comme ça. Des explosions de joie. Il me reste à les canaliser ! (elle rit) Ces dernières années, c'est justement en cela que mon travail a consisté, pour arriver à mettre des nuances et pour aboutir, à certains moments, à quelque chose de plus medium, sobre, neutre. Mais tout cela relève aussi de l'humain, d'un grand cheminement intérieur.
- "Baabel" est donc la première émanation discographique de Baa Box. Racontez-nous la formation de ce groupe.
- Au début, ça a démarré en quartet. En 2014, j'ai fait la tournée Jazz Migration (un dispositif d'accompagnement des jeunes musiciens de jazz - suite à sa victoire au concours de Crest Jazz Vocal, ndlr) et j'ai traversé une période durant laquelle je me posais plein de questions. Pour des raisons administratives, j'ai dû tourner en quartet et non pas avec le trio que je souhaitais lancer pour mon projet. Ce n'était pas évident. Après un ou deux mois, j'ai eu vraiment envie de faire un disque. J'ai décidé d'entrer en studio. Je devais signer avec un label qui s'est cassé la figure... C'était une période de confusion, tant par rapport à ce que j'avais envie de proposer que dans le choix des partenaires. Pour financer ce disque, j'ai fait appel à un financement participatif avec le noyau dur des musiciens de mon entourage, à commencer par le batteur Éric Perez.
- Présentez-nous le groupe qui a enregistré "Baabel".
- Je travaille avec Éric Perez depuis douze ans. On écrivait tout ensemble. Il a un talent immense, c'est un iceberg dont la partie visible est très mince... Mais c'est l'inverse de l'ambitieux. Il est très lent dans le processus d'ouverture, mais il ouvre, de plus en plus... On se transcende l'un l'autre, on arrive à se porter mutuellement. Sur "Baabel", il chante les basses : il développe un travail fascinant de bassiste vocal.
Il y a aussi le guitariste Pierre Tereygeol. Entre Pierre et Éric, il y a eu aussi une rencontre coup de foudre. D'y assister, ça a été quelque chose de merveilleux, de très émouvant pour moi. Éric, c'est comme mon frangin depuis douze ans. Pierre, ça a été le dernier flash et ça me trottait dans la tête de travailler avec lui. On a trois projets ensemble. Mais Pierre et Éric, on dirait des frérots ! Ils sont très connectés. J'ai une confiance sans borne en eux, c'est une famille. Notre groupe, c'est une triangulaire parfaite.
#18 Baabel brothers
- Vous avez invité Émile Parisien sur le disque...
- Oui, c'est quelqu'un que je connais depuis que j'ai dix ans. On est très proches. On était ensemble à Marciac, à l'internat. C'était une évidence. Et pour lui aussi. Il s'est senti comme à la maison. Ça change des disques où l'on se retrouve avec des gens réunis par les labels. Ensuite, Valentine (Poutignat, ndlr), la vidéaste, s'est greffée à l'histoire comme une espèce de petit ange, avec une connexion humaine... Elle a réalisé les vidéos et les petites vignettes. On se sent comme une compagnie très fraternelle.
- Au sein du trio, vous et Pierre Tereygeol vous êtes apparemment partagé l'essentiel de l'écriture du disque...
- Une grande partie du disque a été écrite pendant la tournée Jazz Migration. Pierre Tereygeol a beaucoup composé. J'ai également beaucoup écrit, arrangé, je me suis chargée des textes. Éric Perez a participé également à l'écriture de "Baabel". Il a composé "Oh Papa", un morceau lié à son histoire personnelle, et il signe l'arrangement de "Smile" (célèbre thème de Charlie Chaplin, ndlr) que l'on jouait déjà du temps de l'ancien quartet. Il y a enfin pas mal de choses que nous avons écrites à trois. Le morceau "Baabel" est une construction collective. J'ai amené toute la première mélodie, Pierre a trouvé la basse alors que la partie comprenant les voix bulgares a été écrite par Alice Perret qui était membre de mon ancien quartet. Comme le morceau était très long, on en a fait un diptyque. "Baabel" est mon morceau préféré sur le disque. Il y a un autre morceau que l'on a coupé en deux, celui composé par "Limbes" et "Chiaroscuro".
"Ombilic" est un morceau de Pierre. J'ai arrangé toute la partie des onomatopées. Le thème s'est fait en improvisant. J'ai fait la première ligne puis j'ai rajouté des voix en studio. Il nous a fallu une journée pour l'enregistrer. C'est un concept très pop d'enregistrement de disque, loin des méthodes du jazz, avec une construction partie par partie. Avec ce groupe, on se serre les coudes, chaque membre du trio s'investit complètement dans le propos artistique. Comme on travaille sans directeur artistique, il y a beaucoup de stress et j'ai besoin du regard des autres musiciens pour me dire si ce que je vais dans la bonne direction ou si je m'égare. Tout ce disque possède une énergie très rock, très organique, qui me correspond à fond. "Baabel" est né d'une impulsion, des tripes, et c'est cela que j'ai envie de communiquer. Ce groupe est fait pour le proposer, et moi, j'ai envie de donner aux musiciens qui m'entourent.
Leïla Martial - "Ombilic"
#17 L'appel de Baabel
Par Annie Yanbékia, Culture Box, e 10 octobre 2016
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