Son concert parisien à la Cigale, fin octobre, était complet plusieurs semaines à l’avance. Plus que le nombre de spectateurs, c’est leur ferveur qui frappe lors des apparitions de Jeanne Added. La chanteuse a l’étrange pouvoir de transformer les adultes en adolescents exaltés. Ce soir-là, lorsqu’elle entonne Look At Them, elle doit s’interrompre, émue par le public qui chante en chœur (et en anglais, preuve de son degré d’implication).
Un peu plus tard, les applaudissements l’obligent à revenir pour un deuxième rappel. Comme elle a épuisé son répertoire, elle interprète une seconde fois son single A War Is Coming, engendrant un climax d’excitation. Peu après cette intense performance, Jeanne Added a ajouté une nouvelle date à sa tournée française: elle sera en janvier à l’Olympia, une salle deux fois plus grande que la Cigale, et enchaînera avec une série de festivals cet été.
« Quand elle chante, tout le monde se tait, écoute pour de bon et est ému », a constaté Camélia Jordana, qui a déjà joué avec elle. Elle la compare à «une déesse sauvage». Qui est capable d’inspirer tant d’amour? Une Française de 35 ans dont la carrière solo a débuté très récemment. Son fait d’arme: un unique album, sorti en juin, d’inspiration post-punk et d’excellente facture. Pour la définition d’un bon disque, on peut s’en tenir à celle de Jeanne Added, soit «l’adéquation entre l’intention de départ et la réalisation». Elle cite Beyoncé en modèle, capable de fabriquer «des disques qui tabassent, innovants, marketés, sensibles».
Pour la Française, «la musique sert à apprivoiser les choses qu’on ne comprend pas de soi, les émotions sur lesquelles on a du mal à mettre des mots, pour qu’elles ne soient plus des sources d’angoisse». Traduction musicale: un son entre électro pop et rock sombre, des chansons construites autour d’une ligne de basse, habillées par le synthé et rassemblées autour d’un titre en forme d’injonction, Be Sensational (sois sensationnel). Jusqu’ici, Jeanne Added s’est montrée à la hauteur de ses ambitions. Jeanne Added est donc capable d’électriser la scène, «le seul endroit où l’on n’est plus dans le jugement de soi», dira-t-elle.
Dans la vie courante, elle a la réputation d’être pudique, sinon secrète. Elle se révélera parfois farouche lors de l’interview semblant aussitôt regretter les informations qu’elle laisse filtrer. On souhaitait la rencontrer chez elle, à Paris, pour percer un peu son intimité. Mais le deux pièces près du canal Saint-Martin qu’elle habite depuis près de vingt ans ne dévoilera pas grand-chose: les murs nus, les fenêtres ouvertes et le lit sans drap donnent l’impression d’un appartement fantôme – de fait, elle est souvent en tournée. Les instruments de musique, entassés dans des coins ou posés sur des armoires, sont empaquetés dans des housses noires. Il y a bien une collection de DVD, mais elle ne lui appartient pas.
Pour une fois, Jeanne Added, en jean et pull ample, porte du bleu marine. Sur scène et sur les plateaux télé, elle est habituellement vêtue de noir. «J’ai besoin que l’écoute ne soit pas détournée par des vêtements qui me demanderaient trop d’efforts à assumer», explique-t-elle. «Ils doivent être le plus simple possible. ça me fait des distances sinon. - Avec qui ? - Avec moi-même. Même à l’époque, quand je faisais du jazz et chantais dans les clubs [la façon dont elle appuie sur ces deux mots donne l’impression qu’elle les balaie derrière elle, ndlr], j’étais déjà en noir.» Le rock est souvent lié à la jeunesse, à un besoin de se jeter dans la musique pour y décharger son énergie et se forger au passage une identité – besoin qui décroît à mesure que l’on vieillit.
Dix ans dans le jazz
La carrière de Jeanne Added va à rebours. A Reims, sa mère, assistante sociale, et son père, auteur et metteur en scène au théâtre, l’inscrivent très jeune au conservatoire («j’étais une bonne petite fille», commente-t-elle), et l’encouragent à poursuivre dans une voie où elle a l’air de se plaire, mais avec sérieux. Elle étudie au Conservatoire national supérieur de Paris, puis la Royal Academy of Music de Londres, d’où son absence d’accent en anglais.Tout de suite après ses études, Jeanne Added se met à gagner sa vie. Elle estime avoir eu une carrière facile, elle n’a jamais eu de mal à trouver du travail et a été pendant dix ans chanteuse dans des groupes de jazz – un poste technique. Sa voix, très maîtrisée, intense mais jamais excessive, est aujourd’hui la clé de voûte de ses compositions et une raison de leur succès. Dans le paysage musical français où les «chanteuses à voix» sont souvent cantonnées à la variété de piètre qualité, Jeanne Added, avec sa pop underground, est une exception.
En 2011, son timbre a accroché Dan Levy, producteur et moitié du groupe The Dø. Au volant de sa voiture, il tombe à la radio sur un concert que Jeanne Added est en train de donner, seule avec sa basse. «J’ai dû m’arrêter, me garer pour écouter», raconte-t-il. Il la contacte, et pendant deux ans, essaie de la convaincre d’enregistrer avec lui. Elle esquive. «Je fais des omissions inconscientes. J’oublie et je laisse les choses se faire autour de moi, raconte Jeanne Added. C’est une autre façon de décider. ça ne veut pas dire que je ne m’empare pas complètement de ce qui se passe quand ça se passe, mais je vis mieux en décidant le moins possible.» «Elle avait sans doute peur d’être mangée. Ou qu’on refasse The Dø», conjecture de son côté le producteur.
Quand elle se rend enfin dans son studio, le premier essai est si probant qu’ils décident d’enregistrer un album, sans argent, sans label, sans commande. «Complètement libres», résume Levy, qui se rappelle s’être lancé avec enthousiasme dans l’aventure, flairant un potentiel énorme. Il trouvait ses premières compositions «un peu ennuyeuses», il leur a apporté, entre autres, la base rythmique qui les a rendues dansantes. «Il y avait tout, mais rien. Les intro étaient trop longues, les couplets trop compliqués, les refrains timides… sa musique n’était pas épanouie.»
L’analyse de Dan Levy concorde avec le récit de l’intéressée. «Il fallait que je compose mes chansons. C’était une lutte avec moi-même, une façon de me sauver», estime-t-elle. «Prince dit à raison que la musique est la meilleure thérapie au monde.» Pour elle, l’écriture a été synonyme de rupture. D’abord avec le jazz, qui n’avait pas «la bonne énergie, ni le bon niveau de décibels». «J’avais envie d’un propos simple, immédiatement compréhensible. Sortir d’une niche, prendre le risque d’aller vers un genre musical où il y a déjà beaucoup d’offres. Voir si j’avais quelque chose à raconter.»
Pour surmonter ses appréhensions, elle commence par mettre en musique des textes empruntés à des poètes anglais (à l’élisabéthain John Donne par exemple) ou allemands (Robert Walser). Après avoir tergiversé pendant des années, «à un moment, toutes les forces ont convergé, et tout a fait sens». Le changement de registre musical s’est accompagné d’un relooking.
Respirer mieux
Aujourd’hui, Jeanne Added cultive l’ambiguïté et sa silhouette est troublante. De son corps assez frêle et féminin se dégage une certaine vigueur, soulignée par les cheveux courts et le vestiaire masculin. Du temps du jazz, Jeanne Added a porté des grosses boucles d’oreille, des vestes à manches ballon, des jupes, des talons, des couleurs claires. Ce qu’elle gagnait en féminité, elle le perdait en charisme. «Ca m’est arrivé il y a encore deux ans de sortir en jupe et de rentrer direct parce que je n’y arrivais pas. Certaines personnes donnent l’impression de savoir, sortis du nid, qui elles sont. Ce n’est pas mon cas.» Virginie Despentes l’a aidée à «respirer mieux.» «Rien ne m’a autant marquée que King Kong Théorie (1). Je me suis lue dans ces pages, où elle parle pour tous ceux qui subissent le genre. De se rendre compte qu’on existe dans les mots de quelqu’un d’autre, on se sent d’un coup moins seul. »
Le jazz est un univers très masculin où elle a été relativement protégée, car «une femme au chant ne dérange personne, elle est “à sa place”, contrairement aux instrumentistes qui doivent subir la misogynie de leurs collègues mâles». Mais après dix ans dans un monde de testostérone, Jeanne Added a préféré s’entourer de femmes pour l’accompagner sur scène, à la batterie et au clavier. «Ce sont mes chansons, j’avais envie que la question du genre n’intervienne pas dans la façon de les présenter ou de les jouer.» Elle précise: «Avec des hommes, il y a toujours un jeu de séduction ou de pouvoir.»
On ne connaît pas le sexe de la personne (propriétaire des DVD) avec qui Jeanne Added vit, l’écoute de l’album laisse supposer une femme. Une «Lydia» semble la torturer («Tu me tues Lydia, tu m’écorches la peau. Ne vois-tu pas que je suis sur le point de succomber ? »). « Lorsqu’elle dit que tout va bien, au-dessus de sa tête, les nuages ressemblent à des mines. Pourquoi ne souhaite-t-elle pas des cieux plus cléments ?» s’interroge-t-elle (en anglais toujours) sur Look At Them.
Une ambigüité
Sur Be Sensational, elle demande à quelqu’un d’être suffisamment incroyable pour faire naître une histoire d’amour car elle n’arrive pas à tomber amoureuse. L’amour, charpente de l’album? «Je ne sais pas comment m’exprimer sans être impudique», murmure Jeanne Added. Sa voix devient étonnamment inintelligible lorsqu’on l’emmène sur un terrain où elle n’a pas envie d’aller. «Quand je dis que le disque m’a permis de m’affirmer, de sortir de moi-même, ça signifie aussi aller à la rencontre de l’autre. D’un autre. Enfin d’une autre personne.»Elle n’en dira pas plus et il est inutile d’insister, car elle se ferme encore plus. «Quand quelqu’un a un geste ou une parole déplacée, un truc en moi doit se mettre à vibrer. Je ne sais pas ce qui se passe, mais ça ne se reproduit pas», annonce- t-elle incidemment. L’ambiguïté sexuelle de Jeanne Added rappelle une autre chanteuse française, Christine and the Queens, dont la pop queer connaît depuis quelque temps un succès inespéré, jusque de l’autre côté de l’Atlantique (Carly Rae Jepsen, auteur du tube Call Me Maybe citait Christine parmi ses compositeurs préférés). Jeanne Added pense que Christine lui a préparé le terrain, a familiarisé le (grand) public avec le brouillage des genres. «Elle a montré qu’on pouvait rester soi-même et plaire à un public hyper diversifié.»
Avec ses compositions plus sombres, il n’est pas dit que Jeanne Added parvienne au même degré de notoriété que Christine, mais c’est un fait, les personnes les plus opaques sont souvent les plus obsédantes. Dan Levy peut en témoigner: «Même moi, aujourd’hui, après tout le temps passé ensemble en studio, je ne sais toujours pas qui est cette fille. C’est ce que j’aime chez elle.»
Be Sensational (Naive). Jeanne Added est actuellement en tournée dans toute la France.
(1) Essai paru en 2006 où Virginie Despentes interroge la sexualité féminine et la définition même du «féminin».
Par Elvire von Bardeleben Libération le 10 décembre 2015
Aucun commentaire :
Enregistrer un commentaire