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samedi 6 juin 2015
Keith Jarrett, 70 ans de génie (Le Monde)
Pour son anniversaire, le pianiste et compositeur publie deux superbes albums
Keith Jarrett né à Allentown, Pensylvanie 70 ans depuis le 8 mai 2015, 65 de carrière... Premier récital au Women’s Club d’Allentown (Mozart, Bach, Beethoven, Saint-Saëns et deux compos personnelles) en 1953. Il a 8 ans.
Se procure très vite des partitions de jazz. Joue tout ce qui lui tombe sous les doigts : flûte, soprano sax, clavecin, batterie, guitare, parfois en scène, toujours dans son studio d’Oxford, New Jersey, The Cavelight. En 1964, il se fait virer de la prestigieuse Berklee College of Music de Boston en raison de conceptions trop hardies. Mais aussi pour pincer ou gratter directement les cordes Dans le ventre du piano (1964). Dans ces années-là, coiffure afro, teint mat, il semble déjà autre.
Déjà le même.
Une de ses compositions s’intitule Is It Really The Same ? La question se pose. Classique, « jazz » tout-terrain, free, improvisation solo, orchestre symphonique, Keith Jarrett est un monument inquiet de la musique aux XXe et XXIe siècles. Inquiet, amoureux, plein d’humour. Gémit-il en jouant ? Ses ennemis entendent des grognements. S’il se soulève ?
Ils parlent de copulation avec le malheureux piano à queue. Parfois, on aimerait connaître ses ennemis, leurs pratiques. Nombreuses rencontres pour Le Monde,
chez lui, à Oxford, New Jersey – ou, de l’entretien considéré comme un sport de combat :
– Prenons "Honeysuckle Rose"... Que faites-vous au juste à la main gauche ?
– Très bonne question, vous marquez des points ! Mes mains ne sont pas assez grandes pour jouer dans un style “stride” traditionnel, et c’est donc une combinaison de ce que jouerait une guitare, peut-être, et ce que je suis capable de jouer avec des mains de cette taille.
Exigeant, surtout envers lui
Forte tête, sans doute ! Exigeant, plus encore avec lui qu’avec le public. Premier principe : ne jamais se répéter. Deuxième : la fidélité granitique des infidèles – long compagnonnage avec Charlie Haden, trente-cinq ans avec « le » Trio (Gary Peacock, contrebasse, Jack DeJohnette, batterie), amitié maintenue avec un artiste mal aimé (Dewey Redman) ; fidélité à son modeste label ECM. Enfin : dérouter, cliver, garder le cap, exactitude et jouissance.
Du coup, les esprits chagrins le jugent capricieux, starlette, maniaque, susceptible, bachi-bouzouk, anacoluthe, etc. Rien de plus faux. Serein, philosophe, cultivé, ironique, mordant, oui. Mais pas bachi-bouzouk.
Gros défaut : Keith Jarrett prend la musique au pied de la lettre. Il n’aime pas les publics olé-olé, flasheurs, bavards, bouffeurs. Capable d’interrompre un concert ou de jouer dans le noir pour décourager les photographes de pacotille. Comme João Gilberto ou DanielBarenboim : « Je sais. On me dit difficile, asocial, désagréable et très prima donna. Et le lendemain, les mêmes qui disent cela exigent de moi une bonne musique. C’est une contradiction absolue.Je songe si peu à ma carrière queje n’ai nipublic relations, ni entreprise lourde, rienqu’une organisation ultra-simple. Pas de grande maison de disques. Très peu d’interviews. Mon seul but est la musique. »
Pour son 70e anniversaire,pas de paresseuse carte blanche, mais deux albumsremarquables (ECM). L’un, Creation, composé de neuf extraits soigneusement choisis en solo (Toronto, Paris, Tokyo, Rome). L’autre, Keith Jarrett, dévolu à Samuel Barber,Béla Bartoket un rappel personnel à Tokyo.
Trois fois, au moins, Keith Jarrett aura inventé une forme. Sa furia, en 1966, dans le Quartet de Charles Lloyd (Juan-Les-Pins), ou au Caméléon (Paris) : fauché, joyeux, il joue toutes les nuits (1969) une musique d’enfer sur un piano couci-couça. Camarades de jeu, vie gracieuse, Gus Nemeth, J.-F. Jenny Clark, Aldo Romano. En 1970, une nuit, Miles Davis descend les écouter et embarque Keith.
Deuxième invention, l’aventure du solo sans filet avec Facing You (1971),suivi ducoffret Bremen-Lausanne, et du Köln Concert (1975), moins abouti, et donc planétaire-mentaimé. Belonging (plus Garbarek et son quartet européen) engendre une centaine de groupes à qui il fournit moins des thèmes qu’une façon de vivre la musique pour mille ans. Le sauvage est altruiste. Répertoire en main (Mozart, Chostakovitch), il sait prendre les coups de la critique. En solo (Lincoln Center, 1973, Tokyo, 2001), il renverse ou divise.
Un souvenir entre mille ? Dimanche 30 octobre 1983, ciel gris acier, Miles joue à Berlin, Keith Jarrett aussi, Sun Ra, le Modern Jazz Quartet reconstitué, etc. Le Mur est bien là. Tous les musiciens défilent dans la suite 508 de l’Hôtel Schweizerhof. Miles balance une petite vanne à chacun. Vient le tour de Keith – membre sans entrain de son orchestre, en 1970 : « Hey, Keith, quel effet ça fait d’être un génie ? » Miles n’a pas dit « une star », il a dit « A Genius »...
Francis Marmande, le Monde du 28 mai 2015
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