samedi 20 juin 2015

Le panafricanisme créatif de Cheikh Lô (Le Monde)




Le chanteur et musicien sénégalais sort, à 60 ans, son cinquième album, « Balbalou »


Cheikh Lô, c'est une élégance, un éclair de bizarrerie dans une musique assez codée: celle du Sénégal, pays qui fait figure d'ilot de sérénité dans une Afrique traversée de combats fratricides. taillé comme un fil au vent, le chanteur à la voix gracile s’enveloppe de dreadlocks qui n’ont rien de jamaïcain, mais ont à voir avec son appartenance aux Baye Fall, branche de la confrérie des mourides – fondée par Amadou Bamba – bien antérieure à l’apparition du rastafarisme caribéen.


Cheikh Lô, 60 ans, a bâti sa maison familiale à Keur Massar, banlieue dakaroise enveloppée de poussière sahélienne, à l’entrée de la presqu’île du Cap-Vert qui abrite la métropole africaine. A Keur Massar circulent des bus bariolés, des taxis collectifs bondés, des chevaux trottinants et des motos qui slaloment entre étals de légumes et marchandes en boubou. « Cheikh » n’y est pas un inconnu, il y est considéré. Valeur sûre, sans les apparats de la célébrité. Il est salué par de jeunes hommes aussi longilignes que lui, en Nike et égrenant des chapelets maures. Lui porte des tuniques brodées, un manteau redingote en coton tissé sur un jean à déchirures calculées. Et des baskets à motif pop art.

« Nangadef », ça va, en wolof : le Sénégal de Cheikh Lô est là, vivant, ironique. C’est celui des bals nourris au mbalax, le rythme typique des Wolof ; c’est aussi celui du rap made in Dakar, que Cheikh Lô le moderniste, et pourtant chanteur issu de la tradition des orchestres des années 1970, porte au pinacle.

De ce creuset contestataire est né, par exemple, le parodique « Journal rappé », présenté sur YouTube par un duo percutant, Xuman et Keyti. Tout y passe, l’ex-président Wade et son fils Karim, condamné en mars à six ans d’emprisonnement pour « enrichissement illicite », ou la difficulté des transports en commun, avec proposition d’une application Pousseul ma tok, style Uber pour les taxis clando, souvent délabrés.

RAY-BAN ANTITIMIDITÉ

Tout ce décor nourrit la réflexion de Cheikh Lô et préside au pittoresque de Balbalou, cinquième album officiel de l’énergumène, sourire large et profil aigu, arrondi par des Ray-Ban antitimidité. En wolof et en bambara, Cheikh Lô s’insurge d’une voix haute et flûtée contre les chefs d’Etat africains, grands pourvoyeurs de coups d’Etat (Doyal Naniou, avec la Malienne Oumou Sangaré). Avec un brin de provocation, le Dakarois oppose les contraires, l’eau, le feu, comme métaphores des aléas de la vie quotidienne (Balbalou, « bavarder », avec Ibrahim Maalouf à la trompette).

Balbalou a été produit par le musicien Andreas Unge et enregistré en Suède pour partie. C’est dans ce Nord lointain que Cheikh Lô croise par hasard l’accordéoniste français Fixi, comparse, en 2013, du chanteur de reggae jamaïcain Winston McAnuff. Ils s’apprécient et s’allient avec la chanteuse brésilienne basée à Paris, Flavia Coelho. Ensemble, ils créent Degg Gui (« la vérité »), titre à la mélodie imparable, tout en grâce, en voix filée, et où l’accordéon s’insinue dans une exploration outre-Atlantique – terrain connu pour le Sénégalais qui avait enregistré pour l’album Lamp Fall, en 2006, à Salvador de Bahia avec le groupe de percussionnistes afro Ilê Aiyê.

ENFANT D’UN PANAFRICANISME CRÉATIF

A ses débuts, Cheikh Lô était batteur. Il est né en 1955 dans la deuxième ville du Burkina Faso, Bobo Dioulasso. Son père, « un Toucouleur », était bijoutier, eut quatre femmes et onze enfants. Sa mère, « une Sérère, comme le président Senghor », n’eut qu’un fils, lui, le gâta et scella ainsi sa différence. Cheikh Lô débute au sein de l’orchestre Volta Jazz. L’ensemble, un des meilleurs d’Afrique de l’Ouest de l’après-indépendance, revisite la chanson cubaine, les classiques du Congolais Tabu Ley Rochereau. Ils sont douze, derrière le saxophoniste et chanteur Moustapha Maïga, tous d’âges, d’ethnies, de nationalités différentes, « sénégalais, burkinabé, guinéen, béninois... », s’enthousiasme Cheikh Lô, enfant d’un panafricanisme créatif.

Il grandit dans le quartier d’Accart Ville « en écoutant le bruit du train » et en en reproduisant le rythme sur sa table d’écolier. Il découvre les congas et les timbales. « A 13 ans, je chantais des covers de tubes occidentaux, en m’accompagnant avec une petite guitare sèche, ou à la batterie. » Son idole, Moustapha Maïga, passe le voir d’un coup de Mobylette, « le bassiste aussi, et on jouait El Manisero », standard cubain. Le soir, c’est concert au Normandie Bar. Il est remplaçant. Le batteur attitré est jaloux : « Il disait : “Il est dangereux là, le petit Sénégalais.” Mais moi, j’ai toujours pensé que jouer, ce n’était pas se battre. » Mais il lui pique la place.

Revenu à Dakar en 1978 pour travailler à la Société des transports du Cap-Vert (Sotrac), passé par la Côte-d’Ivoire, il vit à Paris à la fin des années 1980 l’expérience décalée de batteur de studio avec passage chez Papa Wemba, et disques enregistrés chez Syllart Records. Il passe à la guitare et découvre le reggae jamaïcain, mais surtout le funk, qu’il mélange aux rythmiques sénégalaises du mbalax ou au high-life ghanéen. En 1989, il joue avec Youssou N’Dour, puis enregistre sa première cassette audio, Doxandeme (« immigrants »), résumé de l’expérience d’un Sénégalais à l’étranger : « C’était dur et j’avais besoin d’avoir une croyance profonde dans ma religion. »

Aficionado de longue date, propagandiste de l’excellente technique vocale de Cheikh Lô, Youssou N’Dour produit, en 1995, l’album Ne La Thiass sur son label dakarois Jojoli, distribué par World Circuit, la maison de disques de Nick Gold. Il y en aura un second, Bambay Gueej (1998), avant rupture avec le parrain de la pop sénégalaise. Resté chez World Circuit, il publie ensuite Lamp Fall (2006) et Jamm (2010), qui inclut les talents du batteur historique de l’afro-beat nigérian, Tony Allen, longtemps comparse de Fela Kuti.

LES FONDEMENTS HUMANISTES DE L’ISLAM

La maison de Cheikh Lô a été construite à la moyen-orientale, avec salons, fauteuils kitsch, escalier en colimaçon. On y mange le riz au poisson dans un plat collectif, à côté des bouilloires à thé. Notre hôte porte un large collier de cuir tressé, rempart au mauvais œil, aux mauvaises langues, aux mauvais regards.

Il est père de famille et doit protéger les siens « comme la lionne le lionceau ». Il entretient une foi éclairée dans Cheikh Ibrahima Fall (1858-1930), le guide des Baye Fall. « Travaille comme si tu ne devais jamais mourir et prie Dieu comme si tu devais mourir demain », disait celui qui a imposé les n’djajne (les dreadlocks) comme symboles d’ardeur à la tâche – « Il n’avait pas de temps à consacrer à la coiffure », précise Cheikh Lô.

Il y a une abbaye chrétienne à Keur Moussa, fondée en 1961 par des bénédictins de Solesmes. « Les moines de Keur Moussa ont créé une kora en s’inspirant de celles des griots mandingues – un instrument né au nord de la Guinée », explique Cheikh Lô, qui n’en joue pas. En 1963, le Père Dominique Catta fut chargé, tout en restant fidèle à l’héritage grégorien, de composer une musique liturgique inspirée de la musique africaine. L’histoire réjouit Cheikh Lô, « adepte de la spiritualité et des fondements humanistes de l’islam », dit-il.

Véronique Mortaigne, Le Monde du 4 juin 2015


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