Avant son concert hommage à la légende du jazz, ce vendredi au festival Sons d’hiver, le saxophoniste évoque leur rencontre en 1966, la création de l’Art Ensemble de Chicago, ses recherches musicales et son goût immodéré pour l’impro, en toute liberté.
En 1967, l’Art Ensemble n’est pas encore de Chicago. Il le deviendra dix-huit mois plus tard en débarquant à Paris. Pour l’heure, c’est un groupe pensé par Roscoe Mitchell, saxophoniste qui a gravé l’année précédente son premier disque, Sound. Pour celui qui va devenir l’un des compositeurs majeurs de l’Association for the Advancement of Creative Musicians (AACM) - collectif de musiciens dont il est l’un des membres fondateurs et qui entend réformer la création et la médiation de son art -, cette première session en sextette fournit un diapason jusque de par son nom - le son, dans son intensité et ses silences, sera au centre de ses préoccupations - à tout ce qui va suivre au cours des cinquante années à venir. Il y déploie déjà des intentions de renouveler l’approche de ce qu’il désignera comme la Great Black Music, entre fracture harmonique et rupture mélodique. Le blues y a bien entendu toute sa place, chez le natif de Chicago (1940) qui, malgré son approche souvent conceptuelle, intégrant volontiers dans son vocabulaire et sa grammaire des éléments de la musique classique européenne, n’a jamais oublié l’importance de ce sillon-là. Simplement, il en donne une lecture contemporaine, une grille qu’il appliquera constamment dans ses œuvres, qu’elles reposent sur une écriture millimétrique ou qu’elles proposent des circonvolutions libres de toute tonalité. A ses côtés pour ce premier essai, on trouve déjà deux complices du Art Ensemble : le bassiste Malachi Favors et le trompettiste Lester Bowie, soit le trio d’un autre album clé, All The Numbers. Alors sous contrat pour Delmark, Roscoe Mitchell en est le maître d’œuvre, à l’image du thème Number 2 qu’il signe, comme il est l’auteur du collage post-cubiste en guise de couverture. Ce thème sera décliné en de multiples prises, qui indiquent autant de pistes possibles de l’incertain jazz.
L’imagination au pouvoir, l’improvisation sans limite seront leur marque de fabrique -plus qu’une étiquette, une éthique. Comme un écho au message de John Coltrane, qui vient de quitter la planète un mois plus tôt, le 17 juillet 1967. Après un tel messie, après de telles médiations avec le commun des mortels, comment faire autrement ? Cinquante ans plus tard, la question mérite toujours réflexions en compagnie du maître, 76 ans aujourd’hui, et de passage à Paris, à quelques jours de son concert au festival Sons d’hiver ce vendredi, autour du souvenir de Coltrane.
Jean Karakos, un de vos producteurs, est décédé dimanche…
J’ai le souvenir d’un homme brillant, d’un amoureux de musique. Nous l’avions rencontré à ses bureaux, pas très loin des Champs-Elysées, alors qu’il préparait une série d’enregistrements pour BYG. Jean Karakos avait saisi l’opportunité que de nombreux Américains jouent au festival panafricain d’Alger pour les faire venir à Paris. C’était impressionnant, des disques se faisaient tous les jours !
Pierre Barouh, un autre Français qui a produit un de vos disques cultes, Comme à la Radio avec Brigitte Fontaine, est mort lui aussi fin décembre… Qu’est-ce que ça a changé, votre passage à Paris ?
Il y avait une réelle effervescence artistique dans les rues. Nous jouions partout, dès que possible : même sur un bateau-mouche. A commencer par l’American Center, boulevard Raspail, où vous croisiez des musiciens du monde entier. C’était du vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Les gens se retrouvaient à la Coupole, à Montparnasse, qui fermait très tard. Ou plutôt très tôt. Un café, des croissants, et c’était reparti. Une incroyable expérience pour moi, où j’ai pu échanger avec de grands maîtres : Johnny Griffin, Hank Mobley, Don Byas, Philly Joe Jones…
Vous êtes devenus l’Art Ensemble «de Chicago» à Paris. Quelle est la place de cette ville sur la carte musicale des Etats-Unis ?
Cette ville a une très longue histoire musicale. Du blues à la musique électronique, des formes les plus populaires à celles plus expérimentales. C’est d’ailleurs pourquoi, lorsque nous sommes arrivés en Europe, il nous est apparu évident que l’ajouter à notre nom permettrait d’établir une meilleure connexion avec le public. A Chicago, je crois que l’esprit de la communauté, au plein sens du terme, favorise le développement de projets sur le long terme, des groupes solidement noués. Les musiciens vivent ensemble. Et cela change tout. Ceux d’entre nous qui sont partis à New York ont d’ailleurs pu mesurer la différence. Cette proximité a permis une incomparable ébullition artistique, et je me dis souvent que j’ai eu de la chance d’avoir grandi là, avec des musiciens qui partageaient les mêmes visions.
Comme le pianiste Muhal Richard Abrams, qui sera à l’initiative de la création de l’AACM en 1965… Vous en êtes un des piliers. Quel était l’objectif de cette «association»?
L’AACM est née de la volonté d’un petit groupe de musiciens, très proches, qui souhaitaient reprendre le contrôle sur leur travail, qu’il s’agisse des droits comme des lieux de diffusion, partager et promouvoir les créations originales, à une époque où les musiciens étaient soumis à des règles très précises. Nous voulions sortir du circuit des clubs, nous produire sur d’autres scènes et ainsi atteindre un autre public. Il s’agissait de créer des écoles pour les jeunes musiciens mais aussi des passerelles avec les autres formes d’expression, et favoriser également les échanges avec des musiciens basés dans d’autres villes. Ce que nous avons pu établir, notamment avec Détroit et New York. Mais aussi à Paris, où d’autres se sont inspirés de ces principes… C’est quelque chose qui peut sembler aujourd’hui banal, pour toute une génération, mais à l’époque, c’était une autre histoire. Je n’ai jamais dérogé à cette ligne de conduite : nul n’a à me dicter ce que je dois faire. Cette liberté m’a permis d’explorer beaucoup de voies, d’expérimenter…
Vous menez d’ailleurs des travaux exploratoires…
Le temps m’est compté désormais, et j’essaie de me concentrer sur la musique. Ce qui m’intéresse le plus est la relation entre improvisation et composition. Les deux marchent de pair, en parallèle. Vous devez savoir comment fonctionne la composition, qui correspond à un moment où vous êtes souvent seul dans de longues réflexions, pour pouvoir échanger en temps réel, construire des variations inattendues, qui transforment la composition originale. C’est un processus inépuisable lorsqu’il se fonde sur un principe de liberté.
L’improvisation est la chose la mieux partagée dans le monde de la musique. Dans votre cas, il s’agit de l’organiser pour en tirer d’autres perspectives…
On peut dire ça. Ce qui m’excite le plus, c’est le processus, comment articuler ces deux moments. Il s’agit de pousser plus loin cette relation, et faire en sorte que la lecture d’une œuvre soit différente à chacune de ses interprétations, sans trahir son intégrité. Ce que des musiciens comme Beethoven ou Bach ont démontré. Si je dois écrire une pièce pour vous, avec le pianiste Craig Taborn et le percussionniste Kikanju Baku, je vous convierai à venir improviser avec nous. Ce sera à partir de cette base que je sculpterai autre chose, de nouveau sujet à improviser. Et dans ce processus, on pourra bien entendu changer d’instruments, et donc provoquer des modifications de tonalités…
La sculpture du son est quelque chose de fondamental depuis vos débuts…
C’est en tout cas une partie de mon travail. J’essaie de placer des événements sonores dans une narration, qui susciteront d’autres directions, des distorsions… Le son, c’est une matière.
Vous êtes aussi l’auteur de plusieurs pochettes. Cela vous aide-t-il ?
J’ai même été exposé voici trois ans au musée d’Art contemporain de Philadelphie. C’était une des missions de l’AACM, susciter une transversalité. Joseph Jarman [l’autre saxophoniste de l’Art Ensemble of Chicago, ndlr] était un sérieux auteur. J’ai composé de la musique pour certains de ses poèmes. Moi-même en ce moment, j’aime travailler le bois. J’ai plusieurs œuvres en cours, mais pas assez de temps pour bien m’y consacrer.
Vous n’êtes pas connu pour aligner les standards, mais pour jouer la musique que vous créez depuis cinquante ans…
Je n’ai jamais cherché à recréer le passé, je pense qu’il est plus simple d’être soi-même que de chercher à singer un autre. Je le ferai toujours moins bien que vous ! Je préfère étudier la musique, et il y en a beaucoup à travers le monde. Vous seriez surpris des connexions qu’on peut trouver. C’est ce que je dis toujours à mes élèves [il enseigne depuis 2007 la composition à la prestigieuse université Mills, d’Okland, ndlr] : ne vous enfermez pas dans tel courant, gardez votre esprit en éveil.
Par le passé, avec l’Art Ensemble, vous avez salué de grandes figures, notamment Monk et Coltrane. C’est ce dernier que vous honorez ce vendredi soir à l’occasion du cinquantième anniversaire de sa mort. Pourquoi un tel choix ?
Parce qu’un jour de mars 1966, j’ai eu la chance de partager la scène avec lui, et que cela reste un des grands moments de ma vie. Il était venu avec son groupe de l’époque : Alice Coltrane, Pharoah Sanders, Jimmy Garrison, Rashied Ali et Jack DeJohnette. Ce dernier, avec lequel j’ai grandi, a proposé à Coltrane que je les rejoigne sur scène. Vous imaginez la pression ! Je me suis intégré au groupe pendant le premier set, et Coltrane a proposé que je reste pour le second. Roy Haynes nous a rejoints. Et le concert a duré plus que de raison. C’est d’ailleurs le propriétaire du club qui nous a suppliés d’arrêter ! Coltrane était un esprit incroyable, ce que j’ai eu la chance de percevoir en échangeant avec lui. Il irradiait.
Comment l’honorer au plus juste : jouer sa musique, ou créer autre chose ?
Les deux. Et croyez-moi, ce n’est pas une réponse toute faite ! Lorsque j’ai écouté son album Coltrane, sur Impulse !, j’ai compris que l’on pouvait être justement ceci ET cela. J’avais déjà eu cette impression en croisant Albert Ayler quand j’étais à l’armée à Berlin : il pouvait jouer un blues, puis le distordre. Ou en écoutant Ornette Coleman. Mais Coltrane, ce fut un choc, une révélation. Il m’a fallu du temps à le digérer. Coltrane avait la faculté de vous élever, tout en vous plongeant dans les origines. C’est pourquoi je vais reprendre certains thèmes, comme Countdown et Alabama, avec des cordes. C’est-à-dire ma propre vision. En l’écoutant, en travaillant ses compositions, en relisant ses interviews, il est évident que pour lui, la création, c’était quelque chose qui était toujours «en cours».
Roscoe Mitchell @ Konfrontationen 2010
Jacques Denis, Libération le 26 janvier 2017
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