grand orgue de la Philharmonie de Paris |
Le Français est une référence dans la profession, mais il est anxieux. «L’orgue est un instrument querelleur et capricieux, confie ce petit homme nerveux, qui ne cache pas une sensibilité à fleur de peau. On aura beau avoir fait le maximum, tout peut toujours arriver. » Une note qui refuse de sonner, l’autre qui ne sait plus s’arrêter, sans parler de l’acoustique de la salle, qui ne pardonne rien, et qui ne laissera pas passer le moindre accroc.
« MÉTIER PASSIONNANT, MAIS DIFFICILE »
Michel Garnier est « le responsable de la conception du son ». En concertation avec un collège d’organistes, il a établi les plans de l’instrument. «La Philharmonie nous a contactés en 2009, avec un cahier des charges assez vague, mais qui laissait apparaître deux impératifs. L’orgue devait être symphonique et de type français. C’est-à-dire avec des sonorités claires, douces et arrondies. Par rapport à l’orgue allemand, qui privilégie la lisibilité de la polyphonie, l’orgue français préfère les harmonies plus fondues. Mais il y a aussi des jeux de trompettes, brillants et puissants, pour la parade.» Et de jouer le début d’une exubérante fanfare comme la musique française les prise.Un petit chant de victoire ? L’orgue de la Philharmonie a bien failli ne jamais voir le jour, n’eût été une poignée d’irréductibles convaincus qu’une salle de concerts symphoniques sans orgue est une hérésie. Opinion que corrobore, d’ailleurs, l’expansion du marché asiatique, en Corée du Sud et en Chine, notamment. Le Japon a déjà atteint son seuil de saturation.
Il est 23 heures. De la console mécanique de l’orgue, à 25 mètres de hauteur, le plateau semble presque petit, il est encore arpenté par les régisseurs de l’Orchestre de Paris, qui rangent les pupitres désertés par la Symphonie n° 5, d’Anton Bruckner, jouée, le 28 janvier, sous la direction de Paavo Järvi. Michel Garnier a quitté les quatre claviers et le pédalier de la console mécanique pour se glisser derrière le buffet dans le ventre de l’instrument baleine. L’endroit est exigu, le passage est étroit, et il faut courber tête et échine pour empoigner l’échelle de bois verticale qui descend à fond de cale.
A l’intérieur, une autre échelle, interdite au profane pour des raisons de sécurité, mène, 14 mètres plus haut, au deuxième niveau de l’orgue. On se croirait presque dans le mausolée de l’empereur Qin : une armée non de soldats en terre cuite, mais de tuyaux de formes, de hauteurs et de tailles différentes.
Alliage d’étain et de plomb pour les tuyaux en métal (plus il y a d’étain, plus la sonorité sera claire), essences blondes de pin, sapin ou de hêtre du Bregenzerwald pour ceux en bois. Les plus gros de ceux-là ont été disposés à l’horizontale pour répondre aux contraintes logistiques de la salle.
« L’orgue est le seul instrument acoustique qui englobe tous les autres, précise Michel Garnier. Celui de la Philharmonie possède 91 jeux, soit autant de sonorités possibles ( flûte, violon, trompette...). Chaque jeu est composé de 61 notes, donc de 61 tuyaux. Le plus grand, qui correspond au fa grave de la contrebasse, mesure 7,23 mètres et pèse plus de 350 kilos. Le plus petit, 7,5 millimètres et quelques dizaines de grammes, donne le fa aigu du piccolo. L’orgue couvre pratiquement tout le spectre audible par un être humain.»
Quasi muets au départ, les tuyaux, fabriqués à la main et préharmonisés dans les ateliers Rieger de Schwarzach, en Autriche, ont été acheminés à Paris. L’art de Michel Garnier est alors entré dans la danse – un travail à la fois technique et musical. Car harmoniser un orgue ne consiste pas seulement à accorder des hauteurs de sons. Il faut homogénéiser chacune des 61 notes d’un jeu, de façon à ce que toutes possèdent la même couleur et la même densité sonores.
Michel Garnier a donc passé en revue 6055 tuyaux, note à note, pour s’assurer qu’aucune ne sorte du lot, à l’instar d’une voix qui détonnerait, parce que trop aisément repérable. Cet avant-dernier soir, ultime vérification des accords avant le baptême du vent.
MOTS MYSTÉRIEUX ET POÉTIQUES
Pour Michel Garnier, jamais l’enjeu n’a été aussi symbolique : après quarante-deux ans de carrière et pas mal d’années passées en tête à tête avec des milliers de tuyaux à bouches (une mise en vibration comme la flûte à bec) et à anches (munis d’une vibrante languette de métal), ouverts ou fermés,l’homme a décidé que le monstre de la Philharmonie serait sa dernière création. « C’est un métier passionnant, mais difficile, plaidet-il. On travaille le plus souvent dans des églises, où il fait froid, et où l’accès à l’orgue est malaisé. Les salles de concerts sont chauffées, mais accessibles seulement la nuit. » Michel Garnier accomplit ainsi sa quatrième odyssée nocturne en six ans, après l’orgue du Musikverein, à Vienne, en 2010, puis ceux de la cathédrale de Ratisbonne, en Bavière, et de l’église Saint-Michel de Munich.
Les contraintes architecturales ont propulsé le colossal instrument dans les hauteurs de la salle. S’est ajouté à cela un impératif formulé par l’architecte du lieu, Jean Nouvel : l’orgue caméléon, à peine signalé par quelque 32 tuyaux apparents (dont 12 seulement ne sont pas factices), plantés sur un élégant nuage acoustique, doit rester invisible, quand il ne joue pas. Un ingénieux système de panneaux de bois mobiles a donc été inventé, afin qu’il puisse à loisir rester masqué ou se dévoiler. Effet garanti pour le spectateur qu’un plein jeu commencé volets fermés laissant progressivement échapper un véritable tsunami sonore. Tandis que des jeux de lumière à l’intérieur de la mécanique évoquent quelque vaisseau spatial du type 2001: odyssée de l’espace.
Est-ce un hasard ? La musique choisie par Stanley Kubrick, Ainsi parlait Zarathoustra, de Richard Strauss, mêle précisément à l’orchestre le souffle gigantesque de l’orgue.
Michel Garnier est descendu de son nuage pour gagner le plateau. Il s’est assis à la seconde console de l’orgue, mobile celle-là, que relie un câblage en fibre de verre haut débit à la machinerie du buffet, et déchaîne les voix qui commandent aux éléments. Le langage de l’orgue regorge de mots mystérieux et poétiques. On ne parle pas d’air, mais de « vent ». L’ouverture des tuyaux, que l’on agrandit ou rétrécit minutieusement à l’aide d’un marteau et d’une pince pour en modifier le son, s’appelle la «lumière ». Les jeux, eux, outre les noms connus des instruments traditionnels, convoquent d’étranges Salicional, Prestant, Unda Maris, Nasard, Voix humaine, Larigot, Quintaton, Voix céleste, Chamade, Bourdon ou Contre-bombarde...
Le 25 octobre2015, Michel Garnier avait accepté, sans enthousiasme, un premier galop d’essai de l’instrument. Il manquait encore une vingtaine de jeux, mais Thierry Escaich avait d’abord improvisé avant de se joindre à l’Orchestre de Paris dans la Troisième Symphonie avec orgue, de Saint-Saëns. Cette fois, c’est un instrument en pleine possession de ses moyens qui sonnera durant tout un week-end sous les doigts d’une pléiade d’organistes reconnus.
Pour Michel Garnier, déjà auteur en 2002 de l’orgue du Conservatoire de Paris, situé à quelques encablures de la Philharmonie, une sortie de carrière en forme d’apothéose pour un chef-d’œuvre d’invention et de technologie. Une fin et un commencement ? Souhaitons que la Philharmonie ne laisse pas de son grand orgue trop souvent les volets clos.
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