Il voyage en
solitaire depuis longtemps. Discret, voire caché, Gérard Manset a
toujours refusé de s'exposer, sur scène ou sur les plateaux télé.
Son œuvre, depuis la fin des années 60, fait le bonheur d'un public
fervent qui ne trouve ailleurs la fragilité du chant, l'écriture au
long cours, l'intensité de ses chansons épiques, parfois
généreuses, souvent fâchées avec le genre humain.
L'auteur-compositeur
natif de Saint-Cloud, écrivain, photographe et peintre à ses
heures, est aussi un voyageur en quête perpétuelle d'un monde
d'émotions préservées. Depuis La Mort d'Orion (1970), son
ambitieuse œuvre de jeunesse, Manset l'effacé, 68 ans, s'est imposé
avec ses standards ultérieurs (Y a une route, Lumières, Matrice,
Revivre…) comme une référence pour initiés et au-delà.
Car si Il voyage en
solitaire (1975) demeure son unique succès populaire, sa plume est
depuis quelques années très sollicitée. Raphael, Birkin, Gréco
et, bien sûr, Bashung ont fait appel à cet orfèvre obsessionnel à
l'ego bien dimensionné. A l'heure où paraît Un oiseau s'est posé,
double album de ses classiques revisités, l'occasion était trop
belle pour ne pas tenter de cerner cet artiste phare et rare.
G. Manser photo DR |
Que signifie un
projet comme Un oiseau s'est posé ?
Je suis celui, en
France, qui a eu le contrat le plus long avec EMI : une quarantaine
d'années, dix-neuf albums publiés. Lorsqu'il a été question de
resigner il y a cinq ans, le métier n'était plus le même. Les
téléchargements et le streaming, cette dérive où l'on donne tout
à tout le monde, contre laquelle je me suis battu, tout ça me
fatiguait beaucoup. J'aime les choses codées, que l'auditeur ait un
effort à faire. Les gens d'EMI étaient peut-être aussi fatigués
de travailler avec un type qui ne fait pas de scène, qui refuse les
télés.
Ma position était
ferme, mais ils remettaient ça sur le tapis. Ma volonté de ne pas
jouer le jeu, grisante, valorisante un moment, ne l'était plus. Il
n'y a pas eu rupture, mais usure. J'aurais pu en rester là. Mais,
chez Warner, j'ai rencontré une équipe qui acceptait mes silences,
mes obstinations, mon travail marginal, mes « obscurcissements »
artistiques. On a décidé que le premier album serait fait de
reprises d'anciens titres. Une revisitation.
Comment avez-vous
procédé ?
Je devais donc
rejouer les morceaux avec des musiciens, live en studio. Et ça a
évolué vers de belles rencontres. Axel Bauer m'a proposé Celui qui
marche devant, extrait de l'album de 1972 que je n'ai jamais voulu
rééditer à cause du son… Avec Paul Breslin, mon guitariste
américain, on a adapté Il voyage en solitaire en anglais, que l'on
chante en duo. J'ai également repris Manteau jaune, titre rock écrit
pour Raphael, qui en a fait une ballade douce et somnambulique. Et je
lui ai demandé de chanter Toutes choses avec moi. J'adore l'écart
entre ma voix âgée et la sienne, très juvénile. Parfait pour
chanter « Toutes choses… se défont. »
Vous avez exhumé
votre premier titre, mythique, de 1968, Animal on est mal…
L'idée est du
groupe belge dEUS, à qui j'ai proposé une collaboration. Je
m'attendais à ce qu'ils choisissent un titre un peu costaud, mais
ils ont préféré celui-là ! Du coup, c'était moi qui étais mal.
Je ne tenais pas à me le recoltiner. Mais j'ai trouvé leur version
épatante, très fraîche, pop dans le bon sens du terme, presque
rose !
A l'arrivée, vous
ressentez quoi ?
Un bonheur
indescriptible. J'en ai les larmes aux yeux. Personne ne peut
l'évaluer, parce que mon matériel est si particulier, hypnotique et
psychanalytique. C'est pour cela que ceux qui me suivent gardent la
chose pour eux. Leur rapport à mes albums est de l'ordre de
l'intime. Je parle peu à la presse, rarement à la radio, jamais à
la télé. Je ne réécoute pas ce que je fais. Mes chansons
s'accumulent et le temps passe. Avec cet album, le Manset de 2014
peut phagocyter le Manset de 1994, 1984, 1982. Je suis aux anges.
Je me trouve face à
deux cents chansons, paroles et musiques, dont une trentaine qui
n'ont pas d'équivalent. Manset est un phénomène musical à part.
Lumières, ce n'est pas du Cabrel. Chez lui, il manquerait ce texte
qui fait basculer la chanson dans une autre dimension, presque
clinique. Là, j'ai rejoué Lumières en direct, à la guitare sèche,
un peu comme j'avais refait Comme un Lego…
Vous aviez besoin de
vous réapproprier ce titre offert à Alain Bashung ?
Alain lui-même
n'était pas satisfait de sa version, qu'il n'a chantée, malade,
qu'une fois. Mais ce n'est pas la voix le problème, c'est la
production. Trop lisse, trop léchée. Je suis de la vieille école,
j'aime que tout bouge, tel un bateau ivre. Une chanson, c'est du
modelage, comme en sculpture. Chez Rodin, on voit les traces de
doigts et de pouce.
Longtemps, Bashung
avait ses propres auteurs. Je ne voulais pas marcher sur leurs
plates-bandes. Mais j'ai eu de la chance. Quinze ans plus tôt, je
n'aurais pas été aussi fasciné par le bonhomme. J'ai admiré son
éthique, ce monde qu'il s'était construit, tel un homme-araignée,
avec sa toile. Il était lent, exigeant, impressionnant. En même
temps, Bashung était un des rares artistes français à pouvoir
faire passer un côté inabouti. Tout comme il parvenait à enrichir
et modifier ses chansons sur scène.
Comme Bob Dylan qui
n'arrête pas de défaire et déconstruire ?
C'est une grande
douleur, un poinçon dans le cœur, d'imaginer qu'on fait le même
métier que les Anglo-Saxons. Eux ont tous les droits, ils ont une
langue très musicale pour eux, des musiciens d'instinct, une sorte
d'éternelle décontraction juvénile. Notre handicap vis-à-vis
d'eux est incommensurable. Sauf quand on s'appelle Brel, Brassens,
peut-être Cabrel, et qu'on est un véritable auteur qui utilise la
langue française. Mais alors on est plus proche du troubadour ou du
ménestrel.
On n'aura jamais un
John Lennon chez nous. Ce n'est pas une histoire de talent. Beaucoup
d'Anglo-Saxons ne chantent pas juste, ont la voix qui déraille. Mais
ça participe à l'ensemble, à la particularité sonore. La même
chose en français ferait pratiquement vomir. C'est cruel, mais c'est
ainsi.
Cela n'explique pas
votre éternel refus de vous produire sur scène…
On oublie que la
scène, à mes débuts, c'était Dalida et Claude François. Soit,
pour quelqu'un de sensé, quelque chose d'assez repoussant. J'ai été
agressé par cette époque à paillettes. Que la musique soit réduite
à ça m'a traumatisé. Il n'était pas question de m'apparenter à
ces chanteurs. J'ai d'ailleurs gommé très tôt le mot « chanteur »
de mon vocabulaire dans mes entretiens. Auteur-compositeur, oui.
Interprète aussi. Mais pas chanteur. On a une langue riche, il faut
appeler un chat un chat.
Il y avait également
Ferré à l'époque, non ?
Ferré comme Brel
avaient un besoin de mettre leurs tripes en avant. Mais c'est un
autre métier. Celui de l'impudeur. Les personnes qui m'aiment en
privé, je n'ai pas envie de les voir s'emballer, m'applaudir toutes
ensemble. J'ai horreur des mouvements de foules. J'aime la relation
individuelle. Ce que je chante n'est pas compatible avec le
collectif.
Vous étiez plutôt
porté sur le dessin. Vous auriez pu devenir peintre ?
Oui, si j'avais
trouvé un enseignement digne de ce nom, c'est-à-dire les Beaux-Arts
d'avant 1968, avec dix heures d'Académie et de peinture à l'huile
par jour, et l'exigence. La peinture, ça ne s'improvise pas. A moins
d'être Gauguin. Quand on est vraiment possédé, on peut faire fi de
la technique. Peut-être est-ce ce qui m'est arrivé avec la musique.
J'étais tellement habité par un désir de création que j'ai pu
m'en passer.
Comment êtes-vous
devenu ce musicien qui impose ses règles ?
A Saint-Cloud, j'ai
eu des parents qui m'adoraient, un frère aîné éminemment
respectable, brillant, que j'ai toujours admiré… Moi, je suis le
petit mouton noir. D'emblée, je me suis auto-flagellé, avec le
sentiment d'être humilié en permanence, même si c'était en partie
infondé. Entre 5 et 8 ans, j'étais à la fois très sûr de moi et
très solitaire. Pas inquiet, mais dans l'interrogation de tout. Un
enfant plus fragile, plus frileux, plus curieux que les autres. Cet
enfant-là n'a pas grandi. C'est le même qui vous parle aujourd'hui.
A 14-15 ans, j'ai
ramassé une guitare et me suis retrouvé dans des soirées du 16e, à
me faire draguer par des filles qui ressemblaient à Sylvie Vartan.
Submergé par ma libido, je suis devenu alors moins renfermé, plus
fréquentable, plus décontracté. Mais sans savoir à quoi me
destiner. J'avais fait des études médiocres, alors, je suis entré
aux Arts déco, et j'ai commencé à bricoler de la musique avec un
copain, Malek. On a fait des chansons. Ça a donné Animal on est
mal. Le titre marche. J'ai joué le kakou devant le président d'EMI
en lui disant que je savais tout faire. J'étais convaincant,
j'imagine, puisque j'ai signé un contrat qui me donnait la maîtrise
de tout.
Cette responsabilité
m'a assommé. Alors je m'y suis mis. J'étais assez imbu de ma
personne pour refuser de me conformer aux schémas tout faits. Je
n'ai pas fait un système d'Animal on est mal, mais j'étais intrigué
par ce texte tombé du ciel, écrit en quinze minutes. Même si je
dessinais très bien, l'inspiration ne venait pas. Je me suis alors
mis à composer La Mort d'Orion, et là, ça a déferlé, ça a
reflué du passé, du Moyen Age, du futur, du contemporain, de
partout. Je suis soudain devenu un tube, un récepteur à idées, et
ça n'a pas cessé depuis. Un mystère.
Aucun artiste ne
vous a directement influencé ?
Je n'ai jamais rien
écouté pour l'imiter ou m'en inspirer. C'est l'écriture, le texte
qui m'ont porté. Et la mélodie. La plupart des auteurs respectables
comme Brel ou Ferré n'ont pas de mélodies, ils déclament ou
récitent de l'alexandrin. J'ai un réflexe qui, dès que je m'enlise
ou m'égare, me rappelle à l'ordre musicalement.
J'ai écouté les
Beatles il y a longtemps, mais, depuis La Mort d'Orion, rien.
Parfois, je tombe sur un titre qui m'émerveille, comme Losing my
religion, de REM. Alain Souchon a écrit des choses d'une incroyable
beauté. Je pense à 8 m2, sur la prison. Et puis Foule sentimentale,
sublime, avec ce riff de piano. Souchon, c'est peut-être celui dont
je me sens le plus proche.
Vous niez
l'influence des autres… Pourtant, vous avez eu des chocs culturels.
La culture a donc des vertus ?
Les vertus de la
culture… c'est beau. Je me suis pris des auteurs comme Zola ou
Nerval dans la gueule, tard, par hasard. Sur l'étal d'un libraire,
on est attiré par un livre. Ou bien c'est un ami qui vous conseille.
Mais je ne pense pas que ça influence ma création. En revanche,
c'est réconfortant.
Comme Aladin qui
voit jaillir le génie de sa lampe, Nerval m'est apparu comme une
évidence, il était là subitement, vivant. Il me disait : «
Gérard, tu n'es pas tout seul. » Quand je lis Les Filles du feu, il
monte l'escalier, je monte avec lui. Il revoit sa petite copine, je
revois ma petite copine. J'ai trouvé dans Nerval tout ce que je
ressentais, tout ce que j'avais vu. Le contraire de tout ce que l'on
m'avait dit. Avec Gauguin, pareil.
En réalité, rien
ne m'appartient. Je suis habité. Ces créateurs m'ont nourri, à mon
insu, depuis tout petit. Comme si j'étais un conduit, imprégné
d'eux. Mes préoccupations sont les mêmes, ce souci de se tenir à
l'écart des conventions sociales, du mensonge omniprésent. Ce qui
est fantastique dans la littérature, c'est cette trace d'éternité.
Trace d'éternité
que vous recherchez aussi dans vos voyages
Enfant, chez ma
grand-mère, je faisais des kilomètres en bord de Marne pour pêcher,
seul. Je finissais par connaître chaque trou, dans un parcours très
précis, comme un rituel. C'est ce qui a inspiré tous mes voyages…
Chaque fois que je marchais, en Inde ou au Nicaragua, je me disais
que le panorama, la colline, le bosquet au bout de la route cachaient
quelque chose que je voulais découvrir. Je renouais avec ce que
j'avais connu enfant, en marchant avec ma goujonnière. J'étais
tellement heureux, même quand j'étais triste, ce n'est pas
incompatible.
S'il n'y a pas de
violence physique, on peut se sentir très bien, même avec
l'impression d'être mal fagoté, d'être un paria. Chez ma
grand-mère, c'était la liberté absolue. On ne me menaçait de
rien. On aimerait que tous les enfants connaissent la même quiétude
aujourd'hui, la même compréhension. Il n'y avait pas cette course à
la culture, à la réussite, à la performance. Cette surveillance
constante… Peut-être étais-je dans une bulle ? Je considère
comme un privilège d'être né avec ce souci de ne rien vouloir
changer. De rendre le monde, à ma mesure et dans les limites de mes
possibilités, immuable.
Vous avez une vision
très noire du monde et de la société…
Je suis fait de 50 %
de tristesse et de 50 % de sagesse. L'ombre et la lumière. A partir
du moment où je me suis mis à m'exprimer en chanson, la création a
été instantanée : le texte vient en un quart d'heure, la chanson
se boucle dans la matinée. Entrez dans le rêve, comme d'autres, ont
été dictées par mon subconscient. Parfois, le propos est terrible.
Camion bâché évoquait le drame de ces pères qui ne voyaient plus
leurs enfants après une séparation. A l'époque, j'avais des
enfants en bas âge.
Entrez dans le rêve,
votre profession de foi, s'oppose plus que jamais à la dictature
actuelle du « entrez dans la réalité »…
C'est le grand mal
de l'époque, cette transparence idiote. Le monde était bien plus
beau quand les choses n'étaient pas dites, et que chacun était
libre de subodorer, de supposer, d'interpréter, avec maladresse ou
pas. Pour, devenus adultes, se confronter sur la pointe des pieds
avec une subjective réalité.
Que représente Il
voyage en solitaire pour vous ?
Je n'aurais jamais
imaginé que cette chanson serait imperméable au temps. C'est
peut-être une des seules, populaires, intelligibles de prime abord,
qui résume aussi bien le parcours d'un artiste. Il y a des succès
que certains traînent comme un boulet toute leur vie ; moi, il
m'accompagne. Comme une niaiserie, une sorte de faiblesse, de
légèreté, belle surtout à cause du piano. « Et voilà le miracle
en somme, c'est lorsque sa chanson est bonne. » Ces paroles sont
tellement bêtes et gentilles en même temps. Tout le monde peut
pondre et chanter Il voyage en solitaire.
Et votre voix, vous
l'aimez ?
Je ne saurais dire.
Elle était médiocre, je l'ai améliorée. Certains sont mauvais et
le restent. Moi, je peux me targuer, avec mon phrasé et grâce à
des textes signifiants, d'être devenu un interprète correct.
Expressif.
Gérard Manset en
quelques dates
1945 Naissance à
Saint-Cloud.
1964 Entre aux Arts
déco.
1968 Animal on est
mal, premier 45-tours.
1970 La Mort
d'Orion, concept album.
1975 Il voyage en
solitaire, énorme succès.
1989 Matrice.
2007 Les Petites
Bottes vertes, roman autobiographique.
2008 Quatre titres
(dont Comme un Lego), sur Bleu pétrole, de Bashung.
2012 La chanson
Revivre illumine une séquence du Holy Motors de Leos Carax.
Rencontre | Gérard
Manset sait s'imposer sans s'exposer. L'auteur-compositeur discret
mais très sollicité sort un double album de ses classiques
revisités. Entretien.
le 29/04/2014
Propos recueillis
par Hugo Cassavetti - Télérama n° 3354
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