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vendredi 14 février 2014
Bernard Lavilliers: « Je ne me prends pas pour un monument national » (lu dans le JSL)
Éternel voyageur, pourfendeur des puissants et défenseur des ouvriers, Bernard “l’anar” Lavilliers, brûle encore de poésie et de colère.
Pour chacun de vos albums, adoptez-vous un rythme de métronome, ou êtes-vous un stakhanoviste ?
« J’en sors un tous les deux-trois ans. Ça rythme une carrière. Voyager m’a donné envie d’écrire : si j’étais statique dans un pays civilisé, je n’aurais pas grand-chose à raconter. J’aime aussi évoquer les artistes que j’ai rencontrés, ou des événements de ma propre vie, comme récemment la mort de ma mère (à 95 ans). J’ai promis à mon père de le raconter, même si c’est difficile. Aragon disait : “Il me reste si peu de temps pour aller au bout de moi-même.” Pour autant, je ne suis pas l’homme pressé. Je me protège d’une certaine suractivité. Pour gagner plus de pognon, j’aurais même pu faire The Voice … »
On vous a proposé The Voice ?
« Oui. Mais j’ai refusé. Si je cautionne ça, ça devient bizarre sur le plan de mon éthique personnelle : moitié télé-réalité, moitié radio-crochet, mais, c’est vrai, très populaire. Mon public me verrait assez mal dans cette histoire qui est quand même un peu “vulgaire”. Je veux être cohérent, je préfère être rare. Si rare, que certaines personnes me demandent parfois si je chante encore, ça me fait rire. »
N’y a-t-il pas un décalage entre ce public qui vous connaît pour vos tubes ( Idées noires , On the road again ) et ces albums encensés par la critique ?
« Oui, mais ils se vendent tous aussi bien. Le duo que j’ai fait avec Jimmy Cliff, Melody Tempo Harmony , passait en boucle sur NRJ à l’époque ; ce n’est plus imaginable aujourd’hui. Ce n’est pas toujours positif d’être partout, tout le temps. Je ne joue pas à l’artiste maudit, en même temps je n’ai pas envie d’être complaisant. Je ne peux simplement pas devenir un chanteur de variété pure, c’est une question de survie intellectuelle. »
Vous considérez-vous comme l’un des rares Français, parmi vos contemporains, à avoir ouvert de nouveaux horizons musicaux ?
« Gainsbourg l’a fait avec Tropical (1968), un très bel album. Nougaro aussi avec une ouverture vers l’Afrique, le jazz, le Brésil. Mais eux sont seulement allés enregistrer là-bas, moi j’y ai vécu. Quand Barclay m’a envoyé en Jamaïque, jamais il ne pensait que je reviendrais avec un album… »
Qu’exprime l’esprit vaudou de Baron samedi ?
« Ce disque Baron samedi est un ovni, à travers une évocation du vaudou basique, de la ville, de sa destruction, de ses racines. On a insufflé un tempo africain, chaloupé, mais ça ressemble aussi à une musique de films. »
Dans Tête chargée , vous chantez « que peut l’art ? ». Et votre réponse ?
« Je l’ai imaginée quand j’étais avec un peintre en Haïti. Son atelier était l’une des rares maisons à rester debout. Il a mis ses 50 toiles dehors et personne n’en a volé une. L’art est le symbole de la liberté. Les dictateurs mettent au placard les artistes et les journalistes. Les Beatles ont été interdits, moi aussi… Il n’y aurait pas d’Education nationale s’il n’y avait pas eu les artistes. Quand l’art est merdique, c’est que la société l’est aussi. Aujourd’hui, il n’y a pas d’invention musicale, plus de grand mouvement artistique dans une société qui a peur, qui se cherche, et qui se replie sur elle-même. »
Justement, l’art ne peut-il pas constituer un rempart contre les extrémismes ?
« Baron samedi n’est justement pas un album de repli sur soi. Dans notre société actuelle et multinationale, le chantage du manque d’argent et du manque de travail fait que les gens ont peur. On peut comprendre la situation des ouvriers quand on a été au laminoir, comme moi. Je ne vois aucun de mes condisciples capable de faire ça. »
Quel regard portez-vous sur ces régions industrielles ? Un constat d’échec ?
« On a laissé de grands “navires” pourrir dans l’Est ou chez moi, à Saint-Etienne. Les ouvriers veulent encore travailler, comme je l’ai chanté dans Les mains d’or. Ce n’est pas une grande révolte, c’est surtout la réaction de la dignité. On préfère travailler que de toucher le chômage. Je suis pareil : je pourrais toucher 7 000 euros par mois, mais je n’ai jamais mis les pieds aux Assedic. C’est une question d’honneur. Certains artistes y sont, je trouve ça incroyable. Moi je peux me regarder dans une glace… »
Le Front national s’enracine chez les ouvriers, ça vous choque ?
« Les vrais de vrais, des poujadistes, il y en aura toujours. Ceux qui sont juste frustrés peuvent être sauvés. Ce ne sont pas les hommes politiques qui vont leur donner des pistes parce qu’eux non plus n’ont plus d’analyse politique. En ce moment, la politique ressemble plus à une pièce de Goldoni, une commedia dell’arte… »
Pourquoi n’êtes-vous jamais descendu dans l’arène politique ?
« Je suis un pamphlétaire, un libre penseur, un François Villon. Je ne veux pas être assujetti à un parti. La politique, c’est un autre métier, j’ai même refusé les décorations. Sur un blouson de cuir, ça ne tient pas ! »
Vous n’êtes pas tendre avec vos “condisciples”, comme vous les appelez ?
« Ils n’évoluent pas beaucoup. Je suis ami avec Jimmy Cliff, Tiken Jah Fakoly, Romain Humeau (collaborateur sur Baron Samedi ), Benjamin Biolay, des créateurs. Je ne suis fâché avec personne. Mais Johnny, par exemple, n’est pas auteur-compositeur, il vit une vie de star des années 50 prolongée. Il tire sur une corde qui est spéciale, celle du vieux show-business… Ce n’est pas mon truc. »
7 octobre 1946 Naissance à Saint-Etienne, d’un père ouvrier à la Manufacture d’armes et d’une mère institutrice.
1962 Devient tourneur sur métaux et fait de la boxe.
1963 Adhère au Parti communiste.
1967 Premier 45 tours.
1968 Premier album, Chansons pour ma mie.
1975 Le Stéphanois.
1983 Etat d’urgence , dont le tube Idées noires.
1988 If… , dont le tube On the road again.
1994 Champs du possible , dont Melody Tempo Harmony avec Jimmy Cliff.
2001 Album Arrêt sur image , dont le titre Les Mains d’or.
2013 Baron samedi (Barclay).
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