vendredi 20 octobre 2017

Bernard Lavilliers: « Rester dans un genre m’ennuie à mourir » (Le Monde)

Bernard Lavilliers
Bernard Lavilliers


Pour son nouvel album, Bernard Lavilliers a collaboré avec Benjamin Biolay et Feu! Chatterton


Rarement chanteur aura fourni autant de munitions à ses détracteurs. Poseur, flambeur, mytho, compromis stéphanois entre Corto Maltese et Indiana Jones, que n’a-t-on glosé au sujet de Bernard Lavilliers ? Mais le baroudeur a le cuir épais qui publie, à 70 ans, 5 minutes au paradis, son 21e album studio depuis Chanson pour ma mie (1968). Onze titres en prise directe sur l’actualité, mis en musique avec la complicité de cadets comme Fred Pallem, Romain Humeau, Benjamin Biolay, Feu! Chatterton ou Florent Marchet.

Surpris en 2011 d’être récompensé de sa première Victoire de la musique – « album de chansons de l’année» pour Causes perdues et musiques tropicales –, Lavilliers pourrait l’être à nouveau avec ce disque confirmant que l’inspiration ne l’a pas déserté et qu’il sait se renouveler. Entretien avec le chanteur, whisky prophylactique en main. « Je me suis chopé la crève à Paris, comme d’habitude », s’excuse-t-il.

On vous associe souvent à l’exotisme. Or ce disque en est dépourvu...
C’est vrai. Même si l’exotisme peut être un moyen de s’évader de la réalité, ce n’est pas forcément la moukère qui danse la samba, les palmiers et la Légion étrangère ! Là, ça se passe en Europe, entre Paris et Charleroi, alors que ça a été écrit au Brésil, avant et après les Jeux olympiques – un désastre, en passant.

Et musicalement, ce n’est pas exotique non plus, seuls trois titres sont un peu latinos. Dont « Montparnasse-Buenos Aires », confié à Benjamin Biolay pour la réalisation.

Pourquoi ce parallèle ?

J’étais à Montparnasse, il faisait 35 degrés et j’ai pensé à une correspondance avec Buenos Aires, où il devait en faire 10. Les Argentins ont toujours dit que Buenos Aires était le Paris de l’Amérique latine, des immeubles sont assez haussmanniens et il y a eu à une époque entre les deux villes tout un trafic de poètes et de peintres.

Buenos Aires a attiré Benjamin Biolay, dont j’ai écouté l’album Palermo Hollywood. Dans ce type de composition, un boléro, l’arrangement peut être terrible, genre casino. Biolay, qui a été tromboniste classique, a évité tous les écueils. Cela m’a permis de dire que, malgré tout, il faisait toujours beau à Paris.

Pour établir un contraste avec « Paris la grise » et « Vendredi 13 », où plane l’ombre du Bataclan ?

Un ami y a perdu sa femme. C’est pour lui que j’ai écrit cette phrase, «Sur les quais sombres passent des ombres/Comme des marins perdus», en pensant à ces gens qui en cherchaient d’autres ce soir-là. Après, je parle du gibet de Montfaucon, des bûchers de l’Inquisition, des assassins de la Commune et de ceux de Vichy. Le sanguinaire est toujours là, avec ces déments qui prennent du Captagon et ne ressentent plus rien.

La noirceur du propos contraste avec la musique, presque pop par moments, avec des cordes...

Pop ? Ça ne me dérange pas. Ça veut d’abord dire populaire et si les gens du peuple, là d’où je viens, m’écoutent, tant mieux. Mon but était qu’ils entendent Est-ce ainsi que les hommes vivent? [poème d’Aragon mis en musique par Léo Ferré]. Mais les cordes, il faut s’en méfier, elles peuvent être aussi dangereuses que les guitares saturées, ça peut devenir sirupeux. J’ai laissé mes arrangeurs symphoniser, puis j’ai enlevé des trucs. Je suis en général l’auteur des paroles, de la musique et l’interprète. Donc le boss. Je ne ferai jamais un disque avec un seul arrangeur.

Vous avez peur qu’il vampirise vos chansons ?


Non, c’est qu’il ne peut pas être bon sur tout. Fred Pallem est très fort pour certains climats et il sait faire du funk. Romain Humeau est plus rock, ce qui ne l’a pas empêché d’être prix d’harmonie. Lui est un genre de surdoué qui a du mal à faire passer ses propres chansons. J’écris des textes moins fournis mais peut-être plus clairs. Il cavale dans la métaphore.

J’aime beaucoup son dernier titre, Chercher, mais il y a trop de mots, je ne comprends rien !

Feu ! Chatterton, j’ai été souvent les voir en concert. Ils connaissent bien ce que j’ai fait, surtout la période années 1970, Le Stéphanois.

Ce qui m’intéresse, c’est que leur chanteur chante en français des textes assez complexes. Beaucoup de groupes français actuels chantent en anglais et n’ont pas grand-chose à dire – si je traduis, c’est pas terrible. On a travaillé sur deux titres plus new wave, Bon pour la casse et Charleroi. J’avais déjà fait de la new wave avec Idées noires, en 1983, mais là, on est en 2017, donc il fallait passer un petit coup de rouleau. C’est sombre, mais pas triste grâce à l’énergie et au tempo.

Beaucoup de chanteurs apparus dans l’après-68 ont été ringardisés ou mis sur la touche dans les années 1980. Comment y avez-vous échappé ?
J’ai eu plein de tubes dans les années 1980 ! Stand the Ghetto, Trafic, Pigalle la blanche, Betty, Idées noires... En fait, ce n’est qu’en 1980 que je commence à passer à la radio. Avec une autre esthétique.

Pour moi, le disque est un voyage dans les musiques que j’aime et je ne les ai jamais utilisées comme décors. A Kingston, j’ai appris le skank du reggae avec les Gladiators. Je ne suis pas un besogneux, ça m’emmerde d’être laborieux, mais je suis un bosseur. Et rester dans un même genre m’ennuie à mourir. Au Power Station de New York, en 1979, j’enregistre deux rocks et deux salsas. Springsteen – dont le sax, Clarence Clemons, joue du baryton sur Trafic – m’a dit : « Tu ne peux pas mettre ça sur le même album, ce n’est pas le même public. » Le côté pragmatique des Américains...

« 5 minutes au paradis » évoque l’actualité sans manichéisme. Cela n’a pas toujours été le cas chez vous...

Je me suis fait virer des Jeunesses communistes à 16 ans pour non-respect de la ligne. Je suis resté à la CGT et je suis allé à la Fédération anarchiste. Mes bases, c’est plus Proudhon que Karl Marx.

Vous êtes resté fidèle à l’extrême gauche. Vous vous retrouvez dans le discours de Jean-Luc Mélenchon ?

Non, dans le discours des Insoumis, mais c’est lui qui le porte. Je suis plus en accord, avec des nuances, avec eux qu’avec En marche !.

Quelles nuances ?

Je ne suis pas souverainiste, je n’aime pas être compressé dans l’Hexagone et l’idée de Constituante me rend très sceptique. Macron et Mélenchon, qui ont tous les deux beaucoup d’ego, m’apparaissent finalement comme deux partenaires indispensables l’un à l’autre. Je pense que le premier est plus manipulateur que le second, qui est dans le lyrisme. Le problème avec Jean-Luc, c’est qu’apparemment, il est impossible de le contredire.

propos recueillis par bruno lesprit

En tournée en France et en Belgique à partir du 3 novembre (Arènes de l’Agora, Evry, Essonne).
A l’Olympia, Paris, du 24 novembre au 3 décembre.


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Les causes perdues de Bernard Lavilliers sans musiques tropicales


Dans son nouvel album, « 5 minutes au paradis », le chanteur n’élève guère la voix, contrairement à son habitude.


« Mon tueur, mon bel assassin » ; « Broyeur de mort, lanceur de feu » ; « Va dans tes bêtes mécaniques/Ecraser ceux qui sont chez eux/Va de l’équateur aux tropiques/Arracher le bonheur des yeux »… 5 minutes au paradis, le nouvel album de Bernard Lavilliers, s’ouvre sur un leurre redoutable. Conditionné par un quotidien terrifiant, l’auditeur distrait associera ces vers à un émissaire de Daech. Sauf qu’ils ont été écrits il y a soixante ans par Pierre Seghers, pendant la guerre d’Algérie. Comme il le fit avec If, de Rudyard Kipling, le passeur Lavilliers, en héritier de Léo Ferré, a trouvé la juste mélodie, dramatique mais sans emphase, pour porter les mots de l’éditeur, poète et résistant. Dans un écrin cinématographique de Fred Pallem, tressant cordes, arpège de guitare sèche et ligne de piano en fuite.

Bernard Lavilliers - Croisières méditerranéennes 




Après ce rappel historique, place à l’actualité. Sans que Lavilliers, qui possède un des plus beaux timbres de la chanson française, chaud, enveloppant, riche de nuances, élève la voix. Ni coup de gueule ni indignation (à l’exception, peut-être, de la charge un peu convenue contre le capital idiot dans Fer et défaire), mais un ton de chroniqueur désenchanté pour évoquer la tragédie des migrants dans Croisières méditerranéennes (« On avait tous un jour imaginé la mer et la douceur du vent/Et dans cette nuit noire on a payé si cher, on coule en dérivant »), la déshérence urbaine dans Charleroi (cousin du Saint-Etienne de 1975), ou, pêle-mêle, le Hezbollah, Daech et Blackwater dans 5 minutes au paradis. Dans ce climat anxiogène, la langueur latino jazz de Montparnasse-Buenos Aires et le groove cuivré de Muse apportent des respirations bienvenues.

Bernard Lavilliers, Jeanne Cherhal - L'espoir (avec Jeanne Cherhal) 



La réussite de cet album, unique dans la discographie de Lavilliers – puisqu’il y chante toujours des causes perdues mais sans recourir aux musiques tropicales –, est aussi collective. A l’affût, il s’est entouré des meilleurs metteurs en son en France, en rappelant Pallem et Romain Humeau, et en conviant Benjamin Biolay. La collaboration avec Feu! Chatterton, relève du rock lettré, permet au plus ancien employé de la maison Barclay de jeter habilement un pont vers une plus jeune génération dans Bon pour la casse, une version pour cols blancs des Mains d’or pilotée par une guitare épileptique façon The Cure. En duo avec Jeanne Cherhal, L’Espoir apporte la seule note d’optimisme, finale : « Plus la vie croit en la vie/Plus s’efface la douleur. » Lavilliers, musicien de premier ordre et homme de mots, avant tout le reste.


 Bruno Lesprit , Le Monde du 05.10.2018

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