L’Américaine virtuose pose la contrebasse et s’éloigne du jazz-funk, pour un album art-rock. Virage surprenant orchestré par le producteur attitré de Bowie.
La rencontre à lieu dans le café vide du Carlton de Pigalle, début novembre. Après avoir jeté un œil aux vitrines des magasins de guitares du quartier, s’étonnant d’y voir des instruments aussi chers, Esperanza Spalding n’est sortie de sa chambre que pour jouer. La salle de concert, la Cigale, fait face à l’hôtel. La veille, la bassiste-vocaliste de 31 ans a présenté devant une salle circonspecte mais acquise à sa cause son dernier projet, Emily’s D+ Evolution, sorti début mars, avec plusieurs mois de retard.
On a perçu dans le délai de livraison l’embarras du label face à cet objet art-rock, tout en guitares fuzz, trames prog et cheminement théâtral, où la contrebassiste tourne le dos à l’élégant jazz-funk latin qui a jusqu’ici fait son succès. Fini la virtuose à l’allure rétro (afro et robes vintage), qui battait les records de précocité (plus jeune prof embauchée à Berklee, la prestigieuse école de musique de Boston), et devenait la seule artiste jazz à remporter le grammy du meilleur nouvel artiste, en 2011, devant… Justin Bieber et Drake. Exit la contrebasse aussi… Place à Emily, avatar adolescent et nerdy qui se cache derrière ses lunettes à grosses montures, loin de l’assurance d’une Spalding souveraine et consciente de sa valeur, presque froide, hautaine - souvenir d’un passage au Trianon en 2012, lors de la triomphale tournée Radio Music Society. Sa métamorphose actuelle s’est faite sous la tutelle du producteur attitré de David Bowie, Tony Visconti, qui coproduit Emily’s. Mais nul doute que Spalding, auteure-compositrice et multi-instrumentiste méticuleuse est ici entièrement aux commandes, sa voix et ses lignes sinueuses de basse fretless coupant au travers des textures électriques. L’album ne la réconciliera pas avec les puristes, gênés par son appétence pour le jazz-fusion (cela dit, peut-on sérieusement reprocher à une bassiste d’être influencé par Weather Report ?). Mais ce pari, autant audacieux que réussi, a ouvert de nouvelles perspectives. Spalding est désormais dans le radar du site Pitchfork, référence indé, qui a collé sur «Emily» et son album l’étiquette tant convoitée de «Best New Music».
Esperanza Spalding - "One"
Ce cinquième opus solo fond dans la «bonne lave» (Good Lava, premier titre de l’album) psychédélique maintes influences cérébrales, de Joni Mitchell à Prince, de TV on the Radio aux Dirty Projectors, voire Joanna Newsom pour son songwriting échevelé et littéraire. Nourrie au ciné de Fellini et Gondry, Spalding revendique un imaginaire foutraque et intello, mais capable d’une réelle sensualité, en témoigne les chœurs lascifs de Rest in Pleasure, ou la grâce d’Unconditional Love, parfait crossover et emblème d’une pop mutante.
ESPERANZA SPALDING : «MES TRESSES POINTENT L’ANTENNE VERS LES RACINES»
Esperanza Spalding affirme avoir confiance dans son instinct musical, parle du regain des tensions raciales aux Etats-Unis et de Barack Obama qui a beaucoup fait pour sa notoriété.
D’où vient cette transformation plutôt radicale ? Nouveau nom, nouveau genre musical, nouveau groupe…
Emily, c’est mon deuxième prénom, et je me suis demandé : quel est le deuxième moi ? Je venais de prendre deux ans de recul, sans être à la tête d’un groupe - même si les promoteurs ont continué à me mettre en tête d’affiche, ce qui n’était pas cool pour les gens avec qui je jouais. J’étais très insatisfaite de la direction que prenait ma vie. Des conneries liées au business prenaient tout mon temps. Puis j’ai changé de management et de personnel. Je suis revenue à mes fondamentaux : écrire, jouer, voyager. Une nuit, j’ai rêvé que je jouais avec un nouveau groupe, plutôt rock, sur le plateau de David Letterman. Et je me suis levée en me disant : «voilà, c’est ça». L’inspiration, c’est inexplicable, c’est… (Elle claque des mains). Emily’s D + Evolution est ce que je ressens actuellement, le dernier stade de mon développement. J’espère que le public ne sera pas trop dur, je m’expose vraiment sur cet album.
En concert, vous mettez toutes ces émotions en scène de façon théâtrale, avec interludes, costumes…
Il y a des soirs où je me demande ce que je suis en train de faire ! Où je trouve tout cela très embarrassant. Et d’autres où je me dis que c’est la meilleure chose que j’ai jamais faite.
Vous avez l’impression de prendre un risque commercial ? Une part non négligeable du public jazz est très conservatrice…
C’est tellement vrai. J’étais récemment à un concert de Herbie Hancock. Un des meilleurs trucs que j’ai vu de ma vie - très improvisé, complètement barré. J’étais à moitié en train de jouir tant c’était intense, en transe (rires). Pour le rappel, Herbie revient seul au piano. Il lance Watermelon Man [un standard du pianiste, ndlr]. Et là, le vieux monsieur assis à côté de moi lâche : «Enfin !» C’est dingue : c’est ça qu’il attendait. Heureusement que Herbie n’en a rien à foutre. Il veut plaire au public, mais il a confiance en son instinct musical. C’est la même chose pour moi.
On sent comme une volonté de casser votre image, d’en finir avec la contrebassiste chic des festivals, la prodige avec son afro à la Angela Davis qui va sauver le jazz…
(Rires) Oh non, je suis quelqu’un de positif, je ne suis pas «anti» quoi que ce soit. Ce que vous décrivez n’a rien à voir avec mon expérience, ce sont les projections des autres. Et je ne pense pas que la jeune femme à l’afro et la contrebasse ait disparu, elle est toujours en moi. Mais je ne trouve pas très intéressant de faire de l’art qui rejoint et renforce la vision que les gens se font de vous. Le look afro avait un sens par rapport aux projets que je portais à l’époque. Quand j’avais mes cheveux détachés, j’avais l’impression d’avoir une antenne qui allait chercher quelque chose vers les étoiles, qui me connectait au monde… Le feeling, c’était up, up, up, en haut, comme la forme de la contrebasse. Aujourd’hui, artistiquement, je suis intéressée par tout ce qui est down,en profondeur. C’est de là que viennent les tresses : elles pointent l’antenne vers les racines.
Cette sonorité rock, c’est un retour à une forme de simplicité et de franchise adolescente ?
Le premier groupe pour qui j’ai joué de la basse, c’était un trio rock [ Noise To Pretend , avec qui elle a enregistré son premier EP à 16 ans, ndlr]. C’était avant Berklee. Je pense que dans l’instruction académique, il y a des choses à prendre, mais aussi beaucoup à perdre… Il y a des moments où, à la fac, je me disais : «Toutes ces conneries intellos pour parler d’une forme artistique si viscérale, qu’est-ce qu’on fout là ?»
Vous écoutez quoi en tournée?
Tame Impala, du trap, Eric Dolphy, Imogen Heap, Michael Jackson… Mon groupe actuel a une palette de goûts très large.
Les Obama ont beaucoup fait pour votre notoriété, notamment quand le Président a souhaité que vous chantiez lors de la remise de son prix Nobel. Son mandat presque achevé, vous avez un avis sur son bilan ?
Obama a un job impossible. Il y a des aspects de ce qu’il a fait qui sont OK avec moi, et d’autres avec lesquels je ne suis pas d’accord. Sur les assassinats ciblés par drones, sur Guantánamo [elle en a fait une chanson, ndlr],sur l’écologie… Je sais que les enjeux sont complexes, mais ça me gêne profondément. En tant que personne, Obama est merveilleux. Mais son job peut se mettre sur le chemin de sa conscience. Tu vois dans sa manière de parler et de traiter les gens qu’il y a un bon gars à l’intérieur. L’homme politique, c’est une autre histoire. J’ai hâte de voir ce qu’il fera après, quand il sera libéré.
Vous avez toujours revendiqué une fierté noire décomplexée, notamment dans la chanson Black Gold. Comment vivez-vous le regain de tensions raciales aux Etats-Unis ?
On a de nombreuses blessures à soigner. Notre passé est sordide, tout le monde le sait. Le Ku Klux Klan parade encore publiquement dans certaines villes ! Aux Etats-Unis, la liberté d’expression est totale, c’est une bonne chose. Mais cela permet aussi de voir qu’une partie de la population partage une vision extrêmement raciste de la société. Et certains de ces gens sont dans la police… Le problème est tellement grand, il y a beaucoup d’éducation à faire, de «reprogrammation» des mentalités… N’importe quel Afro-Américain a été traité de nègre un jour, moi y compris. Mais ce ne sont pas que des mots. Du moment qu’on est basané aux Etats-Unis - qu’on soit Noir, Mexicain, Indien ou autre -, on court le risque d’être visé par un représentant de l’autorité… Lequel n’est pas toujours blanc d’ailleurs. L’abus de pouvoir existe partout, mais aux Etats-Unis, il cible surtout les gens de couleur. C’est un «power trip».
Est-ce que ça vous agace toujours quand les critiques s’attardent sur votre physique ?
Fuck it ! Je déteste ça, mais je ne peux rien y faire. J’ai des jambes, un visage, un corps pas mal - ce n’est pas de ma faute. Sur scène, même si je n’aime pas trop m’exhiber, je veux avoir la classe, c’est normal ! Plus sérieusement, en plus de la violence et du racisme, il y a un vrai problème de sexisme et d’objectification des femmes aux Etats-Unis. Les femmes américaines, moi y compris, sont devenues trop insensibles à ça. En Europe, une femme noire peut avoir du succès sans être un objet sexuel. Pas aux Etats-Unis. Chez nous, la femme noire doit danser, divertir et être sexy - elle le doit ! Comme Beyoncé ou Rihanna, qui travaillent très dur, ce n’est pas la question. Elles sont les produits de cette culture. Si ce n’était pas le cas, la star la plus importante serait Janelle Monae. C’est peut-être la plus grande artiste pop depuis Michael Jackson ! Elle a tout, mais elle galère, parce qu’elle n’est pas raccord avec ces attentes. Les Etats-Unis sont dans une phase un peu ado, à fond dans le sexe et la violence. Mais on va bien finir par mûrir.
Par Guillaume Gendron, Libération, le 21 mars 2016
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