jeudi 4 février 2016

Patti Smith, Christine and the Queens, et le soupçon d'hystérie (Libération)




Est-il bien juste de qualifier de «diva» ou de «capricieuse» une artiste qui prend une décision ou pousse un coup de gueule ?



C’est curieux, la psyché féminine. Prenons Patti Smith. La chanteuse américaine vient de faire cette chose extraordinaire, qu’on ne peut imputer qu’à un afflux massif d’hormones : elle change d’éditeur. Après avoir publié son autobiographie, Just Kids, chez Denoël, la chanteuse passe chez Gallimard. L’Express relate la chose dans un «indiscret», au titre réprobateur : «Patti Smith fait sa diva.» Le texte commente «l’exigence» de la chanteuse, qui a l’outrecuidance «de trouver l’éditeur français de Philip Roth autrement plus chic, alors que Denoël n’avait pas démérité – 250 000 exemplaires de Just Kids écoulés». La conclusion tombe, sévère :«Vous avez dit caprice de diva ?»

«Diva», «caprice», «exigences» : nous parle-t-on de la Castafiore ? D’un enfant de cinq ans qui trépigne en réclamant du chocolat ? Non, de l’interprète de Because the Night. Il est amusant de constater qu’en comparaison, lorsque Michel Houellebecq passe de Fayard à Flammarion, personne n’évoque la chose comme un caprice d’enfant-roi, mais plutôt comme le «transfert du siècle». Comme si la métaphore footballistique allait mieux aux hommes que le soupçon d’hystérie.

Pendant ce temps, Héloïse Letissier, alias Christine and the Queens, tweete ceci, après la diffusion en ligne de son clip, Paradis perdus : «C’est curieux comme la moitié des papiers qui relaient mes clips attribuent toujours mes idées aux hommes avec qui je collabore», écrit-elle, développant son propos, qu’on résumera ainsi : lorsqu’une femme crée quelque chose en collaboration avec un homme, on finit souvent par attribuer la paternité du projet à ce dernier.

«Christine» n’est pas la seule à avoir ce sentiment : en janvier, Björk disait la même chose lors de la sortie de son album Vulnicura (que certains persistaient à présenter comme produit par Arca, alors qu’elle en est la coproductrice. Ce dernier a d’ailleurs tenu à clarifier les choses sur Twitter). Sur le même sujet, n’oublions pas non plus cette éloquente phrase de Joni Mitchell : «Toutes mes batailles se sont faites avec des ego masculins.»

Tout cela n’est donc pas nouveau. Mais voilà comment le Parisien, via son site la Parisienne, relaye l’histoire, avec ce titre qui nous ramène aux plus riches heures de la moyenne section de maternelle : «Christine and the Queens pique sa crise.» Elégant, non ? Mais il y a plus beau encore, car on le sait, la Parisienne est toujours du dernier chic. Ainsi, l’article établit une corrélation entre l’état de fatigue de la chanteuse et cette remarque. On nous explique donc que «Christine» a donné 101 concerts depuis un an et demi, et que les tournées la fatiguent. «Pas étonnant, dans ce contexte, de découvrir son coup de gueule», écrit la Parisienne. Et sinon, «Christine» a-t-elle ses règles ? Est-elle sujette à l’hyperventilation ? Où en est-elle de son dernier frottis ?

En 2015, il serait intéressant que les coups de gueule des artistes ne soient pas considérés comme des sautes d’humeur de mégères au bord du burn-out. D’autant que la question que soulève Héloïse Letissier est intéressante : l’histoire des arts est jonchée d’attributions masculines abusives et de femmes qu’on efface des registres, des romans de Colette usurpés par Willy au rôle capital de Julia Daudet dans l’écriture des romans de son époux, Alphonse. Enfin, on peut exiger que le terme «diva» retourne là d’où il vient, c’est-à-dire, à l’opéra – lieu dans lequel on n’a, à notre connaissance, jamais vu Patti Smith.

Johanna Luyssen, Libération le 18 octobre 2015 

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