mardi 11 novembre 2014

Manitas de Plata, ci-gît le gitan ( Libération)


Comment le guitariste de Montpellier, décédé mercredi, est devenu une figure mondiale de la world music.

New York, le 24 novembre 1965. Un musicien français remplit le prestigieux Carnegie Hall, temple du classique et du jazz. La demande est telle qu’un nouveau concert est programmé le 4 décembre. Et un autre le 18. Comment Ricardo Baliardo, alors guitariste gitan analphabète de Montpellier, qui n’est pas une vedette dans son pays, a-t-il réussi pareil exploit? On peine aujourd’hui à imaginer ce que fut le succès planétaire de Manitas de Plata, qui s’est éteint paisiblement, mercredi, dans une maison de retraite de Montpellier, à l’âge respectable de 93 ans. Son importance dans l’histoire de la musique populaire est double : il a fait connaître la guitare flamenca à un vaste public de non-initiés, avant d’ouvrir la voie à ses enfants, neveux et petits-enfants réunis au sein de Gipsy Kings.




Ricardo Baliardo a vu le jour à Sète (Hérault), comme le veut la tradition de son peuple : dans une roulotte. Ses parents, gitans d’origine espagnole, étaient nés en France. Grâce à son oncle Joséph Faré dit «Moro», il découvre la guitare et montre très vite des dons musicaux. Il n’a que 10 ans qu’on se bouscule au pèlerinage des Saintes-Maries de la Mer, fin mai, pour l’écouter. Il y gagne son surnom de «petites mains d’argent» (manitas des plata) en espagnol. La chance et les rencontres vont lui permettre d’abandonner sa vie de modeste musicien qui nourrit sa famille entre les fêtes privées et les terrasses des cafés.

L’été, il court les stations balnéaires, l’hiver il rechape des pneus. Un enregistrement amateur, fait aux Saintes-Maries, parvient aux oreilles d’Alan Silver, fondateur à New York du label classique haut de gamme Connoisseur. Ce son de guitare obsède le producteur, mais comment dénicher un homme qui vit sur un autre continent, sans téléphone, et dont on ne connaît que le surnom? Silver sait juste que Lucien Clergue, photographe arlésien passionné de taureaux et de flamenco, connaît l’oiseau rare. L’Américain mettra six ans avant de retrouver Manitas de Plata.
Grosses cylindrées

Auréolé de son triomphe américain, Manitas devient le chouchou de la jet-set tropézienne. Paris Match lui consacre plusieurs pages, on le voit chez Eddie Barclay, aux côtés de Brigitte Bardot, du couple Taylor-Burton, de Marlon Brando. Picasso et Dalí font aussi partie de ses proches. Les puristes du flamenco, pourtant, font la fine bouche. Ils n’apprécient guère son approche orientée vers la fête, la bonne humeur et la performance technique. Son chanteur attitré, son cousin José Reyes, fait l’objet des mêmes reproches.



Le succès de Manitas est en outre mal perçu par le monde flamenco andalou, ulcéré de voir un étranger recueillir des lauriers qu’ils estiment devoir revenir à un Espagnol. Mais Manitas séduit, non seulement avec sa musique vibrante et libératoire, mais aussi grâce à sa tignasse bouclée et ses traits virils, adoucis par un permanent sourire. C’est vrai qu’il avait fière allure. On lui prêtera une multitude d’aventures amoureuses et nombre d’enfants illégitimes, lui qui s’était marié selon le rite gitan, à 17 ans, trois ans de plus que son épouse. Son seul interdit : ne jamais coucher avec une femme gitane, en respect de la loi de sa communauté. Il aimait aussi les grosses cylindrées.

Il s’offrit une Rolls Royce mais n’en profita pas longtemps : il la perdra aux dés. Dans les années 80, son histoire se répète : les Gipsy Kings, groupe composé de ses enfants, petits-enfants et neveux et petits-cousins, conquiert le monde avec une musique très proche de la sienne.

Lui, après la mort de son alter ego José Reyes, se retire peu à peu des planches. Dans un documentaire attachant de Christian Passuello et Jacques Durand (1), on le voit égrener ses souvenirs et arpenter les plages désertes du littoral languedocien, l’hiver. Une méchante blessure à la main (tendon sectionné) l’éloignera définitivement de la guitare.





Le sort a fait disparaître Manitas de Plata la même année que Paco de Lucia, le seul guitariste de flamenco à avoir dépassé sa notoriété, celui aussi qui l’a démodé et fait oublier. Ricardo Baliardo ne fut sans doute pas un innovateur de la guitare flamenca, mais ses disques et les images de ses concerts montrent une force vitale foudroyante, presque sauvage, quand sa prodigieuse main droite faisait jaillir de sa guitare des brassées d’étincelles.


«Un style d’autodidacte peu académique»

Peu connu en Espagne, le guitariste avait développé son propre jeu de rumba.


Si la mort de Manitas de Plata a été commentée par la majorité des médias français, il n’en va pas de même en Espagne, où aucun des sites des grands journaux n’avait donné la nouvelle jeudi soir, même en bref. Le gitan de Montpellier était très peu connu dans le pays d’origine de ses parents (et de sa musique), contrairement à ses héritiers, les Gypsy Kings.

Bernard Leblon, un des meilleurs spécialistes du flamenco en France (2), se souvient d’avoir écouté Manitas de Plata dans les années 50 au pèlerinage des Saintes-Maries-de-la-Mer. «A l’époque, témoigne-t-il, la musique qui s’y jouait était un flamenco plutôt traditionnel. Qui a été balayé en quelques années par la rumba venue de Barcelone.»

Contrairement au flamenco, dont elle est un parent lointain, la rumba gitane, apparue à la fin des années 50, ne nécessite aucune initiation. Elle est la bande-son du boom économique de l’Espagne de Franco, adossé au tourisme de masse. Guy Bertrand, musicien et producteur lié à la carrière de Tekameli, groupe de rumba gitane de Perpignan, voit dans Manitas un pionnier du genre : «Il s’est fait connaître au début de la rumba et y a participé. Il a développé des systèmes rythmiques qu’on va retrouver ensuite chez d’autres musiciens.» Pour Bernard Leblon, la musique de Manitas et son titre-matrice, Moritas Moras, tient du tanguillo joué à Cadix et qui a une forte parenté avec la rumba.

Le guitariste disparu a-t-il pour autant imprimé une marque qui lui est propre ? Les deux spécialistes le pensent, même si Bernard Leblon souligne que «sa musique n’entre pas dans le champ du flamenco». Pour Guy Bertrand, il a créé un style «d’autodidacte, éloigné de tout académisme, très créatif». Bernard Leblon parle d’une façon de jouer «effectiste, spectaculaire, joyeuse, qui a touché un public peu familiarisé avec le flamenco».

Autre spécialiste de la musique des gitans andalous, Frédéric Deval, ancien responsable de la collection de disques «Flamenco Vivo» chez Auvidis, trace une perspective historique : «Quand Manitas est apparu, le flamenco qui avait pourtant des initiés avant-guerre n’était plus écouté en France. Tout ce qui venait d’Espagne était suspect, en raison de la dictature de Franco. Son succès a offert au flamenco un nouveau public, dont une partie a été chercher les racines de cet art.»


(1) «Manitas de Plata, la légende» (2003) DVD Doc Passion.
(2) Auteur de «Flamenco» (Cité de la musique, Actes Sud, 1998).
(3) «Le flamenco et ses valeurs» (éditions Aubier, 1992).

François-Xavier GOMEZ

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