mercredi 26 novembre 2014

«He Hit Me», hymne au beurre noir (Libération)




Chantée par les Crystals en 1962, c’est la plus marquante des chansons sur les violences conjugales auxquelles chaque 25 novembre est consacré dans le monde. Incomprise, elle fut interdite d'antenne, avant de devenir un classique féministe dans les années 90.

Parmi toutes les chansons qui évoquent plus ou moins frontalement la question des violences conjugales, il y en a une qui aurait pu disparaître à jamais avant de devenir la plus emblématique et puissante: He Hit Me (And it Felt Like a Kiss), enregistrée par les Crystals en 1962.

 The Crystals - He Hit Me (And It Felt Like A Kiss)




Le thème existait déjà dans la musique avant elles, par exemple chez Bessie Smith, qui listait ses bleus et ses douleurs dans Outside Of Thaten 1923, avec le grand Fletcher Handerson au piano. En 1946, Ella Fitzgerald et Louis Jordan ont aussi fait un tube bizarrement entraînant avec Stone Cold Dead in The Market (He Had it Coming), un calypso à deux voix dans lequel une femme raconte comment elle a tué son mari alcoolique à coup de «poêle à frire» pour qu’il ne la batte plus en rentrant «ivre le soir». Et elle se «moque bien» de terminer «sur la chaise électrique» pour cela.
Femme de ménage

En 1962, quand les Crystals entrent en studio pour Philles Records, le label cofondé par le producteur Phil Spector, qui commence à connaître ses premiers succès, elles ne sont qu’un groupe de filles parmi d’autres, avec à peine un titre monté à la vingtième place des ventes aux Etats-Unis, There’s No Other (Like My Baby), en 1961. Les tubes qui les feront entrer dans la mémoire collective datent d’après, de la fin 1962 avec les deux chansons parfaites que sont Uptown et He’s a Rebel, puis de 1963 avec Da Doo Ron Ron, qui sera repris des années plus tard par Sylvie Vartan.

Les jeunes Crystals (Barbara Alston, Mary Thomas, Dolores Kenniebrew et Patsy Wright à l’époque) n’ont pas leur mot à dire sur les chansons qu’on leur fait enregistrer. Elles ne sont que des interprètes, des voix assemblées pour viser le tube à chaque enregistrement dans une industrie qui s’industrialise alors violemment, des décennies avant les girls et boys bands des années 90 qui pousseront ce modèle jusqu’à ses limites.

Les Crystals enregistrent donc He Hit Me comme n’importe quelle autre chanson, apportée par le couple formé par Carole King et Gerry Goffin (décédé en juin dernier). Ces deux-là ont déjà signé quelques succès mais ils sont également au début de leur carrière: Will You Love Me Tomorrow (1960), confié aux Shirelles, le premier numéro 1 chanté par un groupe entièrement féminin, et surtout The Loco-Motion (1962), par Little Eva, énorme carton composé… pour leur baby-sitter et femme de ménage, «Little» Eva Narcissus Boyd.


C’est la même Little Eva qui est à l’origine de He Hit Me, en débarquant trop souvent chez les King-Goffin avec un œil au beurre noir et les marques des coups violents de son compagnon de l’époque. Ses employeurs lui demandent alors pourquoi elle continue à vivre avec cet homme, et se voient répondre : «Parce qu’il m’aime.»

King à la musique, Goffin aux paroles (c’est donc un homme qui a écrit le texte de cette chanson), ils composent alors une chanson froide et cruelle qui raconte l’emprise d’un homme sur une femme qui cherche une raison aux coups qu’elle subit régulièrement et n’y voit qu’une forme d’amour possessif, allant jusqu’à s’excuser d’avoir mérité ces coups…



«He hit me and it felt like a kiss/ Il m’a frappée et c’était comme un baiser

He hit me but it didn’t hurt me/ Il m’a frappée, mais ça ne m’a pas blessé

He couldn’t stand to hear me say/ Il ne supportait pas de m’entendre dire

That I’d been with someone new/ Que je flirtais avec quelqu’un d’autre

And when I told him I had been untrue/ Et quand je lui ai dit que j’ai été infidèle


He hit me and it felt like a kiss/ Il m’a frappée et c’était comme un baiser

He hit me and I knew he loved me/ Il m’a frappée et j’ai su qu’il m’aimait

If he didn’t care for me/ Si je ne comptais pas pour lui

I could have never made him mad/ Je ne l’aurais pas rendu fou

But he hit me and I was glad/ Mais il m’a frappée et j’étais reconnaissante


Yes, he hit me and it felt like a kiss/ Oui, il m’a frappée et c’était comme un baiser

He hit me and I knew I loved him/ Il m’a frappée et j’ai sû que je l’aimais

And then he took me in his arms/ Puis il m’a prise dans ses bras

With all the tenderness there is/ Avec toute la tendresse possible

And when he kissed me he made me his/ Et quand il m’a embrassée j’étais sienne»

Le morceau sort en 45 tours sans plus d’explications de la part du label, avec l’innocente face B No One Ever Tells You, et commence à passer à la radio. Il faut dire que c’est une chanson pop admirable dans sa construction toute en tension progressive, qui reste parmi les grandes réussites du début des années 60 aux Etats-Unis.

Etonnament minimaliste, elle démarre sur une ligne de basse qui ressemble à une déambulation nocturne, une errance les yeux dans le vague à vitesse réduite, le genre de pas que l’on adopte pour tenter de faire le tri dans ses pensées. Ou lorsqu’on marche derrière un cerceuil. Puis la voix de Barbara Alston, jeune mais un rien éteinte, qui varie très peu pendant tout le morceau, scande les paroles glaçantes dans le même effet de ralenti, tandis que les autres Crytals les reprennent en canon doucereux dans le fond. Phil Spector, connu pour sa technique de production qui donnait une amplitude jusque-là inégalée à ses chansons, y a rajouté quelques cordes bien acides et une montée finale combative très malvenue. Sans les dernières phrases du texte et cet allant musical en guise de fin, He Hit Me aurait clairement été, dès 1962, un hymne quasi documentaire contre les violences subies par des millions de femmes dans le monde. Mais au bout de ses deux minutes et trente-deux secondes de perfection pop trop accrocheuse, le doute était possible.
Vrai sale type

Sa mélodie imparable a malgré tout vite fait monter la chanson dans les playlists des radios, jusqu’à frôler le top 100. Puis les auditeurs ont commencé à appeler pour se plaindre de cette chanson trouble, gênés qu’on évoque ce problème tabou mais aussi ne sachant pas que penser de son message ambivalent. Pour Gerry Goffin, l’affaire était pourtant claire : He Hit Me est une critique appuyée des violences domestiques à une époque où le sujet n’en était pas un et où l’on rigolait même tranquillement à la télévision «quand Ralph Kramden [la star de la sitcom à succès The Honeymooners] avouait à la télévision qu’il battait sa femme», comme l’explique Laurie Stras dans son ouvrage She’s So Fine, qui interroge la féminité dans les années 60. Mais «les paroles étaient un peu radicales pour cette époque», a estimé Gerry Goffin par la suite dans She’s a Rebel, qui revient pour sa part sur les figures féminines de l’histoire du rock.

He Hit me est finalement retirée du commerce au bout de quelques semaines et remisée dans les archives des radios. L’Amérique de la pop sucrée chantée par des groupes de jeunes gens et jeunes filles bien mis n’était visiblement pas prête à se confronter à ce genre de textes. La chanson ne sera rééditée en 45 tours qu’en 1986, avant de devenir peu à peu un classique des Crystals et de Phil Spector, qui l’inclura dans le passionnant coffret Back to Mono sorti en 1991. Depuis, on n’en finit pas de s’interroger sur ce que le producteur de génie, vrai sale type qui faisait trimer ses musiciens pour sa seule gloire et futur bourreau de sa femme Ronnie Spector, qui finira en prison en 2009 pour le meurtre de l’actrice Lana Clarkson, pensait vraiment de cette chanson.

Les Crystals, qui disparaîtront dans leur première incarnation en 1967, ne l’aimaient pas et ne la chantaient pas sur scène. Le morceau apparaît bien sur l’album He’s a Rebel sorti en 1963, mais pas sur leur «best of» de la même année. He Hit Me n’a jamais été vraiment oubliée pour autant, et la chanson s’est insinuée dans la culture populaire aussi sûrement que l’innocent Da Doo Ron Ron. Les Californiens de The Motels l’ont repris en 1982, et peu à peu la fin heureuse forcée de la chanson s’est effacée pour la laisser devenir un hymne féministe à part entière.

Glauque intemporel

C’est la version chantée par Hole, le groupe de Courtney Love, en 1995 dans l’émission MTV Unplugged, alors très suivie, qui l’a fait changer de catégorie. Tout était désormais clair : les Crystals était présentées comme des figures féminines dépolitisées et leur faire chanter He Hit Me était une idée incompréhensible en 1962, mais en 1995 personne ne pouvait soupçonner Courtney Love de passivité sur la question des violences conjugales, devenue bien plus présente dans la société et dans les médias. He Hit Me devenait alors une chanson puissante, celle de toutes les femmes battues.


C’est comme cela qu’elle est citée par Lana Del Rey dans les paroles de sa chanson Ultraviolence sortie cette année, comme cela aussi qu’elle est reprise par l’Allemande Anika en 2013, qui en fait une version parfaitement sombre, martiale et glaçante (notamment lorsqu’elle chante «And I Was Glad»…), qui ne conserve que la basse de la version originale et révèle le glauque intemporel des paroles. Car on peut tout changer dans la musique de He Hit Me, ses paroles restent malheureusement actuelles en 2014.


Sophian FANEN Libération du 25 novembre 2014


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