Gilberto Gil, 72 ans, est l'un des fondateurs du courant tropicaliste. (Photo Daryan Dornelles) |
En ce mois d’octobre, le Brésil dépêche en France son ambassadeur le plus charmant, le plus sensible, le plus accompli. Si, ce lundi soir au Châtelet (Paris Ier), Gilberto Gil est dans l’état de grâce qu’il a connu lundi dernier à Lyon pour la première date de sa tournée européenne, alors le concert promet d’être mémorable.
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Avec les années, Gil, qui en a déjà vécu 72, s’est dépouillé, décanté, bonifié. Il est parvenu à un stade où son art est tout en limpidité. Où, seul avec une guitare et sa voix, il est capable de scotcher une salle de 2 100 places (le bel auditorium de Lyon a dû refuser du monde) le temps de quelques chansons douces. C’est une magie fragile, qui ne tient pas seulement aux impressionnantes qualités d’instrumentiste et de chanteur de l’intéressé : faire tomber du ciel tant d’harmonie en interprétant des sambas et bossas mille fois entendues exige sérénité et assurance absolues, ainsi qu’un brin de surnaturel.
Dictature. Pas sûr que notre saint laïc puisse faire ce genre de miracles tous les soirs, mais sait-on jamais. Lundi dernier, le Bahianais a débarqué à Lyon fort détendu. Il arrivait d’une semaine passée à Genève chez son ami Paulo Coelho. Avant cela, il avait seulement participé à un concert d’hommage (au compositeur João Donato, qui a eu 80 ans en août) à Montreux. Cette nouvelle tournée, Gil dit la faire «pour le plaisir», pour renouer avec la Vieille Europe et ses charmes. L’ancien ministre de la Culture du Brésil a d’ailleurs prévu autant de tourisme que de musique, et semble décidé à ne plus connaître que le bon côté des choses. Cela s’entend sur scène.
En arriver là a tout de même pris cinquante ans. En 1964, Gil finissait d’improbables études de gestion (il travaillera un an à São Paulo chez Unilever !), mais surtout il donnait à Bahia - avec une bande de musiciens tous natifs de cet Etat : Caetano Veloso, Maria Bethânia, Tom Ze, Gal Costa - l’historique concert «Nos, por exemplo» («Nous, par exemple»), manifeste d’une nouvelle génération fascinée par l’aîné João Gilberto (lire ci-dessous) mais décidée à aller plus loin. Mais 1964, c’est aussi l’année du coup d’Etat militaire et le début d’une dictature qui, quelques années plus tard, enverra Gil en prison, puis en exil à Londres. La suite est connue : le musicien épousera tous les excès et enthousiasmes des années 60 et 70, se frottera à toutes les musiques (du Pink Floyd à Jimi Hendrix, jusqu’au reggae), fondera le tropicalisme avec ses amis de Bahia, s’engagera en politique aux côtés de Lula.
Succès. Il y a un peu de tout dans la cinquantaine d’albums qu’a enregistrés Gil. Il suffit de réécouter son Louvação pour se retrouver plongé jusqu’au cou dans le Brésil des années 60. Sa reprise de Up From the Skies (Hendrix) pour être à Londres au début des années 70. Son singulier Touche pas à mon pote pour être place de la Bastille en 1985. Et tout cela forme un monde et un parcours.
A 72 ans, il a fait le tri et n’a gardé que le meilleur, notamment son expérience demi-séculaire de la musique populaire brésilienne qu’il interprète avec une voix chaude et juste. A commencer par Desde Que o Samba é Samba (de son ami Caetano Veloso) et Flora (une de ses propres compositions), qui sont deux moments bouleversants du concert. Bien sûr, le public acclame ses succès comme Toda Menina Baiana,Expresso 2222 ou sa version chaloupée de No Woman No Cry, même si Gilberto y met moins de son âme.
Des reprises tout en finesse
Joao Gilberto, en août 2008 à Rio de Janeiro (Photo AFP) |
Gilberto Gil et João Gilberto sont tous deux originaires de Bahia. Ils sont l’avers et le revers d’une même pièce, l’un empathique et charmeur, l’autre cloîtré et maniaco-dépressif. João Gilberto, 83 ans, est la grande figure de la bossa nova, son plus célèbre interprète. C’est par admiration pour lui que Gil s’est mis à la guitare en 1961.
Ce dernier paie aujourd’hui son tribut à son célèbre aîné avec un album, Gilbertos Samba (l’intersection de leurs deux noms), reprenant une dizaine des titres fameux (de divers compositeurs) interprétés par João : Aos Pés da Cruz, O Pato, Desfinado, Doralice. Le CD a les mêmes qualités que le tour de chant actuel : finesse et limpidité.
L’idée de ce disque, confie Gilberto Gil dans un français toujours excellent, est née il y a trois ans. «J’étais chez les Aborigènes, en Australie, pour le tournage du documentaire Viramundo [de Pierre-Yves Borgeaud, ndlr]. Le soir, je rentrais à l’hôtel et jouais un peu de guitare. Les chansons qui me venaient naturellement, c’étaient des choses comme Aos Pés da Cruz ou O Pato, des titres déjà chantés par João. D’où le projet de consacrer un album entier à son répertoire.»
Gilberto G. a bien évidemment envoyé son disque à João, mais il n’a eu aucun retour à ce jour. Pas étonnant, ce dernier vit depuis des années en reclus dans son appartement de Leblon, quartier chic de Rio. Il voit très peu de monde, a annulé ses derniers concerts sans préavis, cultive un comportement maniaque qui le rend imprévisible.
La dernière rencontre des deux hommes date «de six ou sept ans», croit se souvenir Gil. Quant à la première, c’était à New York, en 1970. Gil, alors exilé à Londres, avait été invité à New York pour une série de concerts. João, qui vivait là-bas, l’avait accueilli chaleureusement, mais il était déjà un peu excentrique. Gil se souvient que João l’avait raccompagné à l’aéroport, portant une de ses valises. Allumant une cigarette, Joao avait illico posé la valise, déclarant : «Je ne sais pas faire deux choses à la fois, porter et fumer.»
En 1981, les deux hommes se sont retrouvés - en compagnie de Caetano Veloso et Maria Bethânia - pour le formidable album Brasil, un projet dirigé de A à Z par João Gilberto. Ce fut leur seul enregistrement commun. Entre-temps, en 1973, João avait fait une belle surprise à Gil en reprenant une de ses compositions, Eu vim da Bahia, sur un disque resté fameux : l’hypnotique album blanc intitulé João Gilberto tout court. Le maître reprenait l’élève, «taillant les bords d’une séquence baroque d’une certaine manière, avec des accords de septième, donnant au morceau une fluidité et une rondeur inimaginable tout en exposant son exubérance structurelle», dixit Caetano Veloso.
Le même Caetano livre aujourd’hui ce commentaire éclairé sur Gilbertos Samba : «Ecouter Gil reprendre des morceaux à jamais liés à ce que João a fait avec[les compositeurs] Jackson do Pandeiro, Luiz Gonzaga et Dorival Caymmi est une expérience chargée d’histoire. Toute la toile de sens de la bossa nova et post-bossa nova entremêlée au tropicalisme et post-tropicalisme s’affiche et se cache, se réaffirme et s’émiette dans la liberté entêtée de la musique de Gilberto Gil.»
On peut aussi dire, plus simplement, qu’il y a dans cet album un demi-siècle de musique brésilienne ramenée à l’essentiel et, en l’occurrence, à l'absolument nécessaire.
Par Édouard Launet Envoyé spécial à Lyon (Libération)
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