mardi 30 mai 2017

John Coltrane, l'année bleue (Grazia)

John Coltrane
John Coltrane


En 1957, John Coltrane, génial saxophoniste, connaît une expérience mystique et se libère de la drogue. C'était il y a 60 ans.





Saura-t-on jamais quand un artiste d'exception naît à lui-même ? Discerner les premières étincelles d'un éventuel génie ? Il n'y a pas de réponse simple à ce type de questions. Mais dans le cas Coltrane, une chose est sûre : c'est bien en 1957 qu'il prend son envol, où sa vie et sa musique s'orientent - il faut ici savoir entendre toutes les harmoniques de ce verbe - définitivement.

Mais avant d'aller plus loin, un petit zoom arrière.

Né en Caroline du Nord en 1926, John Coltrane vit à Philadelphie (Pennsylvanie) depuis 1943, où il a fait de solides études musicales et s'est vite fait remarquer par sa maîtrise instrumentale.

En 1946, après un passage sous les drapeaux, il va jouer avec nombre de groupes locaux avant d'intégrer l'orchestre de Dizzy Gillespie, flamboyant trompettiste qu'il admire, et principal artificier avec Charlie Parker de la révolution du be-bop qui vient d'éclater à New York. Quand Dizzy renvoie tout le monde à la maison fin 1950, faute de travail, Coltrane rentre à Philadelphie.

Une rencontre qui le transforme : Naima

S'il joue dès lors régulièrement au sein de divers orchestres de danse, très vite, John n'en peut plus des trucs humiliants qu'il est contraint d'accepter, les patrons de boîtes exigeant souvent qu'il "fasse le bar", autrement dit qu'il arpente le comptoir en soufflant dans son saxophone pour amuser les clients... Pour supporter ces bouffonneries et noyer sa honte, John, comme tant d'autres, s'assomme en plongeant dans une double addiction, chaque jour plus sévère, à l'alcool et à l'héroïne. Ce qui lui vaudra de se faire virer sèchement en septembre 1954 par Johnny Hodges, l'idole de sa jeunesse, le suave altiste du Duke Ellington Orchestra qui l'avait embauché quelques mois plus tôt, séduit par son talent.

Mais soudain, le ciel s'éclaire. John vient de tomber fou amoureux de la belle Naima, née Juanita Grubbs - à qui il dédiera une de ses plus belles compositions. Elle a changé de prénom après s'être convertie à l'islam, comme tant de Noirs américains dans les années 50 - et nombre de jazzmen comme Yusef Lateef, Ahmad Jamal ou Art "Buhaina" Blakey - qui affirmaient par ce changement d'identité leur volonté de rompre symboliquement avec l'Amérique blanche ségrégationniste, majoritairement chrétienne. Coltrane se sent bien près de Naima, sa présence le rassure. La romance devient vite si sérieuse que les deux tourtereaux convolent en justes noces le 3 octobre 1955, avec tous les musiciens de l'orchestre de Miles Davis comme témoins. Comme un bonheur n'arrive jamais seul, quelques semaines plus tôt, Miles avait invité John à rejoindre son quintet pour y remplacer Sonny Rollins qui venait de le quitter.

Des débuts avec Miles Davis compliqués

Lors des premières répétitions, le courant ne passe pas vraiment entre les deux hommes. "A cette époque, dira Miles dans son langage fleuri, Trane aimait poser des putains de questions sur ce qu'il devait ou ne devait pas jouer. Et merde. Pour moi, c'était un musicien professionnel, et j'ai toujours voulu que ceux qui jouent trouvent eux-mêmes leur place dans la musique. Mon silence et mes airs méchants lui avaient sûrement mis les boules."

Au point que Coltrane rentre à Philadelphie pour jouer un moment dans le groupe de l'organiste Jimmy Smith avant de revenir fissa vers un Miles aux anges : "Il y avait donc à présent Trane au saxophone, Philly Joe Jones à la batterie, Red Garland au piano, Paul Chambers à la basse, et moi à la trompette. Et plus vite que je n'aurais pu l'imaginer, la musique que nous faisions est devenue incroyable. (...) Le groupe avec Coltrane est entré dans la légende, et moi, j'ai enfin existé sur la carte du monde musical."


Junkie jusqu'en 1957

En effet, Miles, qui a réussi à décrocher de l'héroïne un an plus tôt, sent qu'il tient enfin le bon bout : il vient de signer avec les disques Columbia et sait qu'avec Coltrane à ses côtés, il peut aller très loin. Coltrane est au diapason : "J'avais toujours voulu jouer avec Miles. Il m'a vraiment mis au boulot." Partout les salles affichent complet, et le quintet enregistre une kyrielle de classiques. Mais il y a un hic : à part Miles, les autres sont tous junkies jusqu'à l'os. "En octobre, 1956, racontera Miles, j'ai ramené le groupe au café Bohemia. C'est là que la merde s'est installée entre Coltrane et moi. (...) Il arrivait en retard, complètement défoncé. Un soir, je me suis mis tellement en rogne contre lui que, dans les loges, je l'ai frappé à la tête et lui ai balancé un coup de poing à l'estomac."

 La scène a un témoin, Thelonious Monk, s'adressant à Coltrane qui n'a même pas la force de réagir : "Ecoute, avec ce que tu fais au saxophone, t'as pas à accepter ça ; tu viens jouer avec moi quand tu veux. Et toi, Miles, tu devrais pas le frapper comme ça." Miles vire Trane le soir même. Comme Miles l'aime et l'admire plus que tout autre, il reprendra et virera John à plusieurs reprises jusqu'en mars 1957, quand Miles le renvoie définitivement. Il ne sait pas encore que sa décision est une bénédiction pour Coltrane. Au fond du trou, Trane se réfugie chez sa mère, à Philadelphie avec son épouse, à qui il déclare un matin : "Naima, j'en ai marre. J'ai décidé d'arrêter de fumer, de boire et de me droguer."
Une crise mystique lors du sevrage... et le génie créatif

John s'enferme dans sa chambre, bien décidé à n'en ressortir qu'une fois délivré de tout poison.

Et c'est là, dans cette chambre, accablé par les douleurs du sevrage, qu'il va connaître une crise mystique qu'il ne révélera qu'en 1965 dans un texte qui figure sur la pochette de son chef-d'œuvre, A Love Supreme : "Durant l'année 1957, je fis l'expérience, par la grâce de Dieu, d'un réveil spirituel qui me conduisit à une vie plus riche, plus pleine, plus créatrice. A cette époque, en signe de reconnaissance, je demandais humblement que me soient donnés les moyens d'avoir le privilège de rendre les autres heureux par la musique. Je sens aujourd'hui que Sa Grâce me l'a accordé. LOUÉ SOIT DIEU." Après quelques jours et quelques nuits terribles, Coltrane sort de sa chambre à jamais vainqueur de ses démons. Plein d'une énergie toute neuve, il court rejoindre Monk.

Coltrane est heureux : "Travailler avec Monk m'a permis d'approcher un architecte musical d'un ordre supérieur. J'ai eu l'impression d'apprendre de lui à tous les niveaux : sensuel, théorique, technique. Je lui parlais des problèmes que je rencontrais sur le plan musical, et il me donnait les réponses en les jouant au piano ; c'est lui qui m'a donné une complète liberté dans ma façon de jouer ; personne auparavant ne l'avait fait comme lui." Courant juin, le quartet Monk-Coltrane s'installe au Five Spot pour plusieurs mois. C'est l'événement artistique de l'année. Chaque soir, la musique se fait plus intense que la veille, Coltrane atteignant vite des sommets de virtuosité et d'invention dont l'extraordinaire concert enregistré par le groupe au Carnegie Hall, le 29 septembre 1957, donne une idée. Les musiciens, dont Miles, ou le jeune Archie Shepp, se pressent au Five Spot pour ne pas perdre une miette de la fantastique leçon de musique qui y est donnée chaque nuit.


"Comme un Einstein de la musique."

Dans la foule, on croise aussi des artistes comme les peintres Franz Kline ou Willem de Kooning, qui, estomaqué par ce qu'il entend, déclare : "Coltrane est tellement différent ! Il est presque comme un Einstein de la musique."  Pendant ces mois de grâce pure, entre mars et décembre 1957, Coltrane entre plus d'une vingtaine de fois en studio. Avec Monk évidemment, mais aussi sous la direction d'Art Taylor, Johnny Griffin, Mal Waldron, Red Garland, Oscar Pettiford, ou Art Blakey. Mais le 31 mai, c'est le grand jour pour le saxophoniste qui enregistre Coltrane, premier album sous son nom propre. Un disque solide, mais où l'on sent encore le souci de s'inscrire dans une certaine orthodoxie bop. Orthodoxie que Trane dynamite littéralement le 15 septembre dès l'introduction de Blue Train, éblouissante déclaration d'indépendance.

Une pièce qui donnera son titre à ce deuxième album personnel, et son premier authentique chef-d'œuvre. Rien ne l'arrêtera plus. Quand, en décembre 1957, Miles apprend que l'engagement de Monk au Five Spot se termine, il demande à Coltrane de revenir à ses côtés : "Il a dit OK. J'ai alors su que de grandes choses allait dégringoler sur le plan musical. Et c'est ce qui est arrivé. (...) La musique de ce nouveau groupe, je la voulais plus libre, plus modale, plus africaine ou orientale, moins occidentale." Coltrane est d'accord. A 100 %.

Et, quelques mois plus tard, avec Milestones, puis l'immortel Kind of Blue, un des plus beaux disques de l'histoire du jazz, le sextet de Miles avec Coltrane jette les bases du jazz modal. En 1960, Coltrane quitte définitivement Miles Davis. A la tête d'un quartet de légende, il va désormais illuminer la galaxie jazz comme un soleil qui s'éteindra le 17 juillet 1967, quand, vers 4 heures du matin, il rendra son âme à son Créateur.


À ÉCOUTER : Coltrane (Prestige 7105) / Blue Train (Blue Note) / Thelonious Monk with John Coltrane at Carnegie Hall (Blue Note).


Bernard LOUPIAS, Grazia Le 30 avril 2017

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