Ex-étudiante en piano convertie au jazz vocal, Camille Bertault adore poser des mots français sur les standards américains. Elle s'amuse aussi à reproduire à la voix, avec une aisance sidérante, les solos virevoltants des grands instrumentistes. Elle en a fait des vidéos qu'elle a postées sur internet. Buzz immédiat. Un label l'a remarquée. Elle a sorti son premier album, "En vie".
Rencontre.
Elle n'a pas trente ans, elle chante comme elle respire, déborde de fantaisie et de créativité dans sa réécriture en version française des grands thèmes du jazz et elle peut remercier internet, le grand accélérateur de carrière du XXIe siècle.
Camille Bertault, née le 28 juillet 1986 à Paris, a étudié le piano classique entre Boulogne-Billancourt et Nice, avant de bifurquer vers le jazz et le conservatoire de Paris. Il y a un an, ses études ne s'étant pas achevées comme elle l'espérait, elle a exorcisé son dépit dans une vidéo dans laquelle elle a posé ses propres mots sur "Giant Steps" de John Coltrane avant de reproduire de sa voix claire, avec une facilité déconcertante, toute l'improvisation au saxophone, l'un des grands morceaux de bravoure du jazz... Elle a posté la vidéo sur le web.
Camille Bertault Scat "Giant Steps" jazz improvisation
Un énorme buzz a suivi. Depuis l'été 2015, la vidéo a été vue plus de 730.000 fois sur le compte Facebook de la chanteuse, partagée par d'éminents jazzmen... De quoi attirer l'attention du site de la radio britannique Classic FM et du site de France Musique. Repérée par le label Sunnyside, Camille Bertault a sorti fin avril son premier album, "En vie", un disque autoproduit qu'elle avait enregistré avec un trio animé par le pianiste Olivier Hutman. Elle y signe six compositions, tous les textes et les arrangements. Elle y reprend aussi des standards de Herbie Hancock, Wayne Shorter ou Duke Ellington.
Artiste prometteuse, la jeune femme se produit dimanche 19 juin dans le cadre du festival de jazz de Maisons-Laffitte.
CAMILLE BERTAULT "COURSE"
Culturebox : Vous avez longtemps étudié le piano, puis vous êtes devenue chanteuse. Qu'est-ce qui vous a donné envie de faire du chant votre métier ?
- Camille Bertault : J'ai fait vingt ans de piano classique au conservatoire, puis j'en ai été dégoûtée. Mais j'avais toujours chanté. Je faisais du chant lyrique au conservatoire. Mon père, amateur de jazz, jouait du piano, du coup je chantais et il m'accompagnait. Pendant longtemps, le piano, c'était pour mes études, mais le chant, c'était juste pour l'amusement, je pensais que c'était trop bien pour en faire un métier ! Il y a assez peu de temps, je me suis dit que c'était vraiment ce que j'avais envie de faire.
- Que s'est-il passé avec le piano ?
- C'est l'horreur. Ce n'était pas fait pour moi. L'enseignement est très rigide, sévère. C'est six heures de piano par jour, chez soi, seul, enfermé, avec les tendinites, le trac, des examens sur lesquels vous êtes jugé sur une fausse note parce que votre doigt a tremblé... Comme je faisais aussi du théâtre, je me suis réorientée dans un premier temps vers ce domaine, j'ai monté des pièces pour enfants, j'avais à peu près 22, 23 ans. Peu à peu, j'ai réalisé que mes pièces étaient musicales et que je chantais toujours dedans. J'ai commencé à écrire des textes, à les chanter. J'ai réuni ainsi tout ce que j'aimais et je me suis engagée sérieusement sur cette voie.
- Jusqu'au point de relever des thèmes et solos instrumentaux de standards de jazz et de les reproduire parfaitement...
- J'ai dû me lancer dans cet exercice il y a trois ou quatre ans, pour mon travail personnel. Je suis retournée au conservatoire il y a 5 ans, en jazz cette fois, pour apprendre l'harmonie, la composition. On me conseillait de faire des relevés. Pour un musicien de jazz, c'est un travail routinier qui fait partie de l'apprentissage. Cela dit, je n'écris pas les notes. J'apprends à l'oreille et je retiens tout de mémoire.
Camille Bertault scating on Hermeto Pascoal
D'où vous est venue l'idée de poser des mots français sur des standards de jazz ?
- Je devais apprendre un texte en anglais sur un morceau de Fats Waller, "The Jitterbug Waltz", pour un examen au conservatoire, en jazz. Je n'arrivais pas à l'apprendre en anglais, j'avais même du mal à le prononcer car c'était très rapide. Du coup, j'ai commencé à rédiger un texte en français. L'écriture fait partie de moi depuis toujours. J'ai toujours écrit des poèmes, des chansons... Du coup, pour ce texte, j'ai écrit justement que je n'arrivais pas à retenir les mots, ça m'a bien amusée ! Généralement, je n'adapte pas le texte original de l'anglais au français, je fais quelque chose de différent, même si je m'inspire éventuellement du titre. Ça parle toujours de l'état d'esprit dans lequel je me trouve.
- Vous faites aussi beaucoup de jeux de mots. Est-ce que les mots viennent rapidement, facilement ?
- Oui, j'écris assez vite. Et j'adore m'amuser avec les mots. De plus, j'anime une jam session à Paris chaque mercredi. Je dois avoir 200 textes autour de standards que je fais tourner. Parfois, j'écris de nouveaux textes pour renouveler les morceaux. Pour qu'un texte soit réussi, il faut absolument que je ressente intensément l'émotion que j'ai envie de transcrire sur le papier, même si je n'arrive pas forcément à la définir. C'est là que les mots justes arrivent. Si je fais semblant, si je me dis "Ah ! Il faudrait que j'écrive un texte, une chanson d'amour...", ça ne marche pas. Quand je tombe amoureuse d'un morceau et que j'ai envie d'y mettre des mots, je n'ai presque pas envie de savoir si des paroles ont déjà été écrites pour ce titre.
Quand j'écoute quelque chose que j'aime, il y a un aspect très visuel. Je vois plein d'images, des couleurs, des formes, des angles... Ça donne une ambiance générale. Pour m'approprier le morceau, j'essaye de retranscrire tout cela en mots. Quand il s'agit de chercher les sons que je veux obtenir, de composer, j'ai également recours à cet aspect visuel. Pour "Tatie Cardie", j'ai vu une espèce de tableau, de pièce absurde, à la "Cantatrice chauve"... De plus, j'adore faire le clown ! D'où mon improvisation particulière, avec ces sonorité rigolotes qui collent bien avec l'esprit du morceau.
Camille Bertault Tatie Cardie
- Vous avez été remarquée sur internet après avoir partagé des vidéos dans lesquelles vous chantiez les solos instrumentaux ardus... Vous avez eu une sacrée bonne idée !
- Il y a un an, j'ai raté un examen au conservatoire, en jazz. J'étais assez énervée. Comme j'étais en train d'apprendre "Giant Steps" de Coltrane, j'ai écrit un texte dessus : "Des pas de géant tu as faits quand tu as compris que tu n'es pas là pour être ce que le monde veut..." Il se trouve qu'au même moment, un forum sur Facebook intitulé "Jam of the Week", et sur lequel on peut poster des solos, avait pour thème de la semaine "Giant Steps" ! Du coup, j'y ai simplement partagé ma vidéo. Je n'ai pas du tout imaginé que ça ferait le buzz. C'était aussi un pied de nez car j'avais échoué à cet examen et que je trouvais ça injuste. La vidéo a été partagée énormément. Au début, je me suis dit que ça pourrait m'aider à rencontrer plein de musiciens à travers le monde. Du coup, j'ai continué à poster des vidéos. J'en faisais déjà auparavant, mais avant de poster "Giant Steps", je ne les partageais pas sur les réseaux.
Roy Hargrove a partagé "Giant Steps". Wayne Shorter également ! Mais vu son âge, je pense que c'est plutôt son équipe qui gère sa page Facebook. Et il y a eu aussi Cory Henry. J'avais repris son solo. Et un hasard incroyable m'a permis de le rencontrer. J'étais dans l'ascenseur de mon immeuble. Un musicien que je ne connaissais pas - j'habite au 15e étage, il habite au 7e - m'a dit : "Je te connais ! Je t'ai vue sur des vidéos !" On discute un peu et il me dit : "Tu sais, Cory Hendy passe ce soir au Petit Journal Montparnasse." J'habitais tout près mais je n'étais pas au courant. Du coup, j'y vais. Et là, Cory Henry me reconnaît ! On est devenu amis. Il est revenu plusieurs fois en France, on a joué ensemble.
- Quelques mois après le succès fou de votre vidéo, vous sortez votre premier album. Tout est allé très vite.
- J'ai réalisé en effet que ça prenait vraiment de l'ampleur... Des professionnels se sont intéressés à moi. Il se trouve que j'avais enregistré un album, "En vie", avant de faire ce buzz. Du coup, le label Sunnyside a été intéressé pour le distribuer. C'est un conte de fées...
- Chaque déception dans vos études semble vous ouvrir la porte à une nouvelle opportunité !
- Oui. Mon échec à l'examen était lié à un projet personnel. Or, ce qui est vraiment drôle, c'est que ce projet, c'était l'album ! Je l'avais présenté avec un chœur. J'étais la seule chanteuse à présenter un projet. Depuis, il s'est concrétisé dans un album et ça marche plutôt bien. C'est fou !
Camille Bertault En vie
- Pourquoi avoir intitulé cet album "En vie" ?
- C'est lié en partie à des phrases de Jacques Brel qui m'ont marquée : "Je vous souhaite des rêves à n'en plus finir. Et l'envie furieuse d'en réaliser quelques-uns." Il y a aussi : "Le talent, ça n'existe pas. Le talent, c'est d'avoir envie de faire quelque chose." Je suis tout à fait d'accord avec lui. Pour moi, le talent, ce n'est que ça : l'envie, la vraie. Pour le titre de l'album, j'ai utilisé plutôt "En vie", en deux mots. J'aime le lien entre le mot et l'expression, et j'aime bien me dire que finalement, "avoir envie", c'est être "en vie".
Annie Yanbékian, Culturebox, le 18.06.2016
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