vendredi 4 avril 2014

Patti Smith raconte Robert Mapplethorpe (L'express)

Tels les Enfants terribles de Cocteau, Patti Smith et Robert Mapplethorpe ont été liés par une complicité qui transcende le temps. Souvent relégué au statut d'artiste maudit, le photographe et peintre américain, disparu en 1986, a exploré la beauté de l'âme humaine jusqu'à ses tréfonds. A l'occasion de la plus grande rétrospective jamais consacrée à son art, présentée au Grand Palais, Patti Smith revient sur leurs plus belles années.

"Une secousse au poignet, l'excitation, le déclic. L'immédiateté. C'est ce qui caractérisait Robert Mapplethorpe. Ses photos étaient un acte physique, une quête fébrile de la beauté. Ses yeux absorbaient le moindre jeu de lumière. Dans le feu de l'action, Robert savait exactement ce qu'il voulait capturer. J'ai été son premier modèle. Je l'ai persuadé de se servir d'un appareil photo, alors qu'il ne voulait que dessiner, perfectionner ses collages et ses installations. Et c'est lui qui a fait de moi une chanteuse, une musicienne. Je rêvais d'être poète. Quand je regarde aujourd'hui mon portrait sur la pochette de Horses, signé par Robert, ce n'est pas moi que je vois. C'est nous deux.

"J'ai rencontré Robert pour la première fois en 1967, à New York. C'était l'été, j'avais 20 ans. Je débarquais du New Jersey en bus, avec ma salopette, ma valise écossaise et un exemplaire des Illuminations de Rimbaud.

Patti Smith et Robert Mapplethorpe



Je suis entrée dans une petite maison en briques rouges où des amis auraient dû m'héberger. Ils n'étaient pas là. La porte était ouverte. Au fond d'un couloir, j'ai vu un jeune homme aux longues boucles brunes couché sur un lit en métal. Il dormait torse nu, des colliers de perles indiennes autour du cou. Il a ouvert les yeux et a souri, a enfilé des sandales de cuir et m'a fait signe de le suivre. On s'est retrouvés dans la rue. Je me souviens de ses jambes arquées et de ses doigts tambourinant sur ses cuisses pendant qu'il me laissait devant un immeuble où, d'après lui, des gens devaient m'accueillir. Puis il a disparu.

Je n'avais pas un rond, j'avais faim et j'ai trouvé un boulot de caissière dans un grand magasin de Manhattan, au rayon bijoux ethniques. Mon objet préféré était un collier de Perse. Un matin, j'ai vu le jeune garçon aux boucles folles s'approcher de mon stand. Il a choisi le collier persan. En lui tendant l'emballage, j'ai lancé tout bas : "Ne le donne à aucune autre fille." Il a répondu "Promis". 

Deux semaines plus tard, assise sur un banc de Manhattan, le jeune homme m'est apparu à nouveau comme en mirage. Il portait un gilet en peau de mouton, dégageait un charme doux et espiègle, timide et protecteur. Je me suis ruée vers lui. Nous sommes partis, main dans la main, vers l'East Village et nous nous sommes enfin dit nos prénoms. Robert avait 20 ans, comme moi. 

"Cette nuit a changé le cours de nos vies. Nous avons marché jusqu'à 3 heures du matin et nous avons atterri à Brooklyn, dans l'appartement d'un ami de Robert. J'ai découvert son travail étalé sur le sol: dessins abstraits, gravures et peintures, comme des champs d'énergie qui semblaient jaillis de l'inconscient. Il m'a montré un livre de mandalas et j'y ai retrouvé mes rêves... Nous nous sommes endormis à l'aube dans les bras l'un de l'autre. Nous ne nous sommes plus quittés. Jamais un mot ne fut prononcé: c'était une évidence.

Robert, qui travaillait dans une librairie, a enfin trouvé un appartement, mais l'endroit était délabré. Nous travaillions côte à côte pendant des nuits, dans une concentration extrême. Nous n'avions pas d'argent, mais assez pour nous payer une entrée d'exposition: l'un de nous deux y allait et la racontait à l'autre.

Un matin, en sortant du Withney Museum, Robert m'a dit: "Un jour ce seront nos oeuvres qui seront exposées." Duchamp et Warhol étaient ses modèles: il visait le grand art. Il avait trouvé un boulot de concepteur de vitrines. Mais son travail le déprimait. Il dessinait de moins en moins. Nous vivions de pain rassis et il fallait choisir entre une boîte de conserve et du matériel de dessin...

J'ai trouvé un travail à la librairie et je l'ai imploré de démissionner. Il a accepté et s'est mis a travailler fiévreusement. Ses univers intimes étaient solitaires et dangereux, en attente d'extase et de délivrance. Il passait des heures à étudier les Esclaves de Michel-Ange. Il m'expliqua comment, enfant de choeur, il allait boire le vin de messe en secret. Ce qui l'excitait, c'était le frisson de l'interdit.

"Son travail avait pris un virage vers le catholicisme: l'agneau, la Vierge, le Christ. Puis il se mit à utiliser une autre facette de la religion: Lucifer vint décorer ses toiles. Le diable côtoyait la Madone... Un jour, en rentrant, je l'ai aperçu vêtu d'un habit de jésuite, lisant des traités d'alchimie et d'occultisme. Plus son travail avançait, plus il devenait silencieux.

Je me souviens de ma présentation officielle chez les Mapplethorpe. Robert était toujours le bon fils de famille catholique, incapable de leur avouer qu'il vivait avec moi en dehors des liens du mariage. Son père nous a accueillis dans un silence glacial. Il m'a à peine regardée et a dit à Robert: "Va te faire couper les cheveux. Tu as l'air d'une fille."

Ensuite, Robert a commencé à découper des silhouettes d'hermaphrodites, de microcéphales... J'étais déconcertée. J'avais l'impression que nous ne partagions plus le même univers. Nos soirées mutiques me rendaient folle.

J'ai commencé à passer plus de temps avec des amis. J'ai déserté notre petit nid. Robert était anéanti, mais il n'avait pas d'explications au silence qui nous avait engloutis. Un jour, il s'est présenté à la librairie, magnifique et perdu. Il me demandait de partir à San Francisco avec lui. "Si tu ne viens pas, je vais finir avec un mec." Je ne comprenais pas. "Je vais devenir homosexuel!" Rien dans notre relation ne m'avait préparée à une telle révélation. Je n'ai fait preuve d'aucune compréhension, ce que j'ai regretté par la suite. Il m'a tendu une enveloppe et je l'ai regardé s'éloigner. Une longue lettre où il tentait d'exprimer l'inexprimable. J'étais en larmes devant tant de vérité.

"Un soir, à son retour de San Francisco, il est venu me voir avec le 45 tours de Sympathy for the Devil.
Patti Smith et robert Mappletorpe
Nous avons dansé. Nous nous sommes retrouvés.Nous étions l'un pour l'autre un amant et un ami avec qui créer. Fidèles et libres. Nous nous sommes installés au Chelsea Hotel. Un endroit magique peuplé de poètes, junkies, dramaturges, cinéastes fauchés... Nous avons rencontré Janis Joplin, Grace Slick, Jimi Hendrix, Allen Ginsberg, qui est devenu un grand ami. Et William Burroughs, mon grand maître. Robert et lui s'aimaient beaucoup. 

Un soir, Robert m'a emmenée à la Factory. Il circulait avec aisance dans le cercle warholien. Puis il eu sa première commande importante: une double page représentant Zelda et Scott Fitgerald, les yeux masqués par de la peinture en bombe, dans Esquire. Il a reçu trois cent dollars.

Il vivait aussi une histoire d'amour avec un homme. Ses collages étaient de plus en plus forts. Un matin, je lui ai crié: "Tu devrais prendre tes photos toi-même!" Nous étions chez Sandy Daley, une artiste photographe qui a été déterminante dans son travail. D'un air détaché, il a saisi son appareil Polaroïd: "Je peux te l'emprunter?" Nous étions en 1971.

Au début, il a joué avec l'appareil. Il n'était pas tout à fait convaincu que c'était pour lui. Il faisait des portraits de moi pour affiner sa technique. Je voulais être entourée de mes objets favoris. "Tu es trop chargée de saloperies, disait-il. Laisse-moi te prendre en photo, toi, c'est tout. On n'est pas en train de faire une pochette d'album, on est en train de faire de l'art." "Je déteste l'art!" j'ai crié, et il a pris sa photo.

Progressivement, il est passé aux nus et aux portraits. David, son compagnon, est devenu sa muse. Il lui a présenté le responsable du département photographie du Metropolitan Museum of Art.

John McKendry était le mari de Loulou de La Falaise. A eux deux ils ont permis à Robert de faire son entrée dans un monde qui comblait ses rêves de glamour. A sa table on croisait désormais Bianca Jagger, Marisa Berenson, Tony Perkins...

J'adorais ses autoportraits: il considérait le Polaroïd comme le photomaton de l'artiste. Robert trimbalait son portfolio de galerie en galerie, récoltait des compliments, des encouragements. Il choisissait les zones obscures de l'humain et les transformait en art. A partir de 1972, nous avons habité chacun de notre côté, à quelques minutes à pied. Les excursions que Robert fit par la suite dans l'univers du SM m'ont parfois déconcertée et effrayée. Il y avait une certaine pudeur de ma part. Ses expérimentations étaient trop radicales pour moi.



"En 1978, il a réalisé des portraits classiques, des fleurs à l'aspect particulièrement sexuel... Il cherchait à maîtriser la lumière et à rendre les noirs le plus dense possible.

Robert était célèbre. Un soir, nous marchions dans la 8e rue et nous avons entendu le son de Because the Night, qui passait à tue-tête dans les magasins. Tiré de l'album Easter, ce single était le fruit de ma collaboration avec Bruce Springsteen. Robert avait été notre premier auditeur lorsque nous avions enregistré la chanson. C'était ce qu'il avait toujours voulu pour moi. Il souriait, il a allumé une cigarette.

"En 1979, je me suis mariée avec Fred, de Sonic Youth. J'ai abandonné New York et la scène pendant seize ans. Robert n'a jamais quitté mes pensées. Nous nous parlions souvent. Il a appris qu'il avait le sida en même temps que j'ai su que j'étais enceinte de mon deuxième enfant. Je travaillais avec Fred sur l'album Dream of Life et Robert devait faire mon portrait pour la pochette. Je l'ai appelé: "Je vais vaincre cette saloperie", m'a-t-il dit. Nous étions en septembre 1986. Il est mort deux ans et demi plus tard.

Nous n'avons cessé de nous voir. Il m'a photographiée plusieurs fois. Pour l'une de nos dernières séances, j'ai mis ma robe noire préférée et il m'a tendu un papillon bleu iridescent monté sur une épingle... On parlera toujours de Robert Mapplethorpe. A la fin, c'est dans son oeuvre, le corps de l'artiste, que l'on trouvera la vérité."

Robert Mapplethorpe, Grand Palais. Paris VIII. 26 mars-13 Juillet.

Propos recueillis par Paola Genone, publié le 24/03/2014

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