jeudi 23 octobre 2014

JAZZ COSMIQUE: Sun Ra, soleil noir (Libération)

Herman Poole Blount a illuminé le jazz de sa philosophie cosmique pendant près d’un demi-siècle. Son Arkestra, école refuge de musiciens affranchis, poursuit son œuvre à Philadelphie.

«Le concert n’était pas spectaculaire en termes d’effets scéniques - on sentait qu’ils étaient un peu fauchés - mais plutôt en termes d’atmosphère bizarre. Il était spectaculaire parce qu’il présentait une vision du monde tellement occulte, tellement différente, pour nous dans le public, que les seules réponses possibles étaient un refus complet ou une empathie instinctive pour un homme qui a choisi de rejeter tous les attributs d’une vie normale pour devenir un être d’ailleurs…»

Le journaliste et musicien britannique David Toop ne s’est toujours pas remis du premier concert de Sun Ra et son Arkestra au Royaume-Uni, en novembre 1970. Le groupe américain est alors au début de sa première tournée en Europe et le public découvre son univers total et exubérant.



De la Terre à Saturne

Ils sont une dizaine sur scène - trois saxophones, des trompettes, des percussions, une flûte, des guitares, une contrebasse… -, tous noirs, entrant et sortant en procession derrière une danseuse, et jouant un jazz de grand ensemble structuré en tourbillon libre et hurlant, qui travaille la répétition jusqu’à faire glisser son public dans une transe, d’où il ne sortira qu’en psalmodiant avec eux des mantras qui appellent à quitter la Terre pour Saturne.

Chacun des musiciens porte une robe colorée et des colifichets qui les font ressembler à une secte new age attendant un messie en soucoupe volante. Mais ils l’ont déjà trouvé: il s’appelle Sun Ra. Portant cape brillante de faux diamants et chapeau de pharaon interstellaire sur un visage épais aussi narquois que décidé, il joue derrière eux d’une rangée de claviers et synthétiseurs de toute dernière génération. Au début des années 70, rien ne ressemble de près ou de loin à un concert de Sun Ra. En 2014 non plus.

Et pourtant, celui qui est né Herman Poole Blount il y a un siècle, le 22 mai 1914 à Birmingham en Alabama, avant de retourner y mourir en 1993, n’était pas destiné à autre chose que devenir un travailleur noir de plus, pauvre et méprisé dans l’Amérique violemment ségrégationniste du début du XXe siècle. Mais c’est justement de cette terrible réalité qu’il s’est échappé en premier, niant une vie condamnée d’avance, effaçant les traces de son enfance. A la place, il affirme dès le milieu des années 30 avoir été emmené «sur Saturne à l’âge de 3 ans» et avoir «vécu ailleurs avant d’être né».

Il faudra attendre 1998 et Space Is the Place, la biographie très documentée signée John Szwed, professeur de culture afro-américaine à l’université Yale (1), dans le Connecticut, pour remonter la piste froide du jeune «Sonny» Blount, enfant solitaire avide de lecture, pianiste surdoué, élève appliqué du plus grand lycée noir du pays et fan transi des grands orchestres de jazz de Duke Ellington et de Fletcher Henderson. «Dans le Sud, on faisait sentir aux Noirs qu’ils n’étaient rien. Donc la seule chose qu’ils avaient, c’était les big bands. C’était très important», dira Sun Ra, des années plus tard.

En 1932, il quitte l’école et se lance comme musicien. Il aura vite un petit succès comme pianiste et arrangeur dans les clubs de sa ville natale, avant de partir pour Chicago en 1946 et de couper d’un coup tous les fils qui le reliaient encore au Sud raciste. Là, il croise les futurs grands Bill Evans ou Coleman Hawkins («C’est le seul qui ait écrit un morceau que je ne pouvais pas jouer», s’amusera ce dernier).

C’est à Chicago que s’agrègent peu à peu l’Arkestra et la philosophie très particulière que développera tout au long de sa vie celui qui s’appelle désormais officiellement Le Sony’r Ra, dit Sun Ra, à partir du 20 octobre 1952. A l’époque, il taille à sa façon dans les pensées de l’intelligentsia noire. Il s’inspire de Booker T. Washington et de W.E.B. Du Bois pour critiquer la ségrégation et prêcher une lutte par l’éducation. Mais il se plonge aussi dans la Bible - dont il devient un exégète maniaque - et une cohorte d’ouvrages comme God Wills the Negro, de Theodore P. Ford, et Stolen Legacy, de George James, pour qui les Egyptiens ayant construit les pyramides étaient des Africains noirs qui ont précédé la démocratie grecque et les plus avancées des civilisations avant d’être réduits en esclavage jusqu’aux Etats-Unis. Se mêlent là le mythe biblique du retour à la Terre promise et une égyptologie de comptoir, à la mode depuis la découverte de la tombe de Toutânkhamon en 1922.


Sun Ra et Marshall Allen, au hautbois, en 1966 à New York. (Photo Val Wilmer)

Paternalisme, utopies et conservatismes

A la fin des années 50, alors que la course à l’espace s’accélère après le lancement du satellite soviétique Spoutnik (1957), Sun Ra y accole sa fascination pour l’astronomie. L’Arkestra devient dès lors «une arche emmenant une partie de l’humanité vers une Terre renouvelée, afin de redémarrer l’histoire», explique Pierre Deruisseau, qui raconte très bien comment Sun Ra s’est réapproprié de multiples mythes dans une série de conférences, dont la passionnante «Pharaon contre-attaque».

Sun Ra et ses musiciens jouent dès lors pour accompagner ceux qui y sont prêts vers un ailleurs spatial où la domination blanche n’aura plus lieu d’être. C’était déjà le thème d’«A travers les airs», l’une des Chroniques martiennes de Ray Bradbury (1950), qui narrait la fuite des Noirs du Sud américain vers Mars.

Chaque concert devient une cérémonie débraillée mais structurée vers l’infini, où l’Arkestra se libère peu à peu de tout carcan musical. Enfant du swing, du be-bop et du gospel, mais aussi de Tchaïkovski, de Debussy et de l’exotica tendance latino de Les Baxter, Sun Ra en conserve des éléments mais cherche systématiquement à prendre l’existant à revers. «Il m’a toujours demandé de jouer ce que je ne savais pas jouer», nous disait récemment de lui le saxophoniste Marshall Allen, 90 ans, l’un de ses plus fidèles musiciens, lors d’une courte discussion par téléphone depuis la maison de Philadelphie dans laquelle vit toujours le groupe.

Avant cela, l’Arkestra, au sein duquel les musiciens vont et viennent, a vécu dans le bouillonnant East Village de New York, mais la vie quotidienne y était la même : une cuisine en commun et quelques lits pour des musiciens fauchés, mais soudés par la liberté artistique que leur offrait Sun Ra, qui intriguait aussi suffisamment Miles Davis, John Coltrane ou Babatunde Olatunji pour qu’ils passent régulièrement se joindre aux répétitions qui duraient une partie de la journée et de la nuit.

Pas de drogue, pas d’alcool… Juste la musique, sous la direction très paternaliste de Sun Ra, qui demandait à ses musiciens d’abandonner leurs vies d’avant - et ira, sans succès, jusqu’à demander à son très influent saxophoniste John Gilmore de ne pas se rendre à l’enterrement de sa mère. Sun Ra, homme du début du XXe, a aussi ses conservatismes : il rejette les interrogations de l’époque sur la sexualité et vote pour George Bush en 1988.

La vie de l’Arkestra est exigeante mais s’inscrit pleinement dans les grandes utopies autogérées des Trente Glorieuses. Le groupe enregistre plus de 120 disques entre la fin des années 50 et le début des années 90, se produit à travers tous les Etats-Unis avant de jouer en Europe, au Nigeria, en Egypte et jusqu’au Japon, partant bien souvent en tournée sans avoir les moyens de rentrer. Sun Ra crée aussi, dès 1957, El Saturn Research, l’un des premiers labels indépendants américains et surtout l’un des premiers créés par un musicien noir, pour publier et distribuer tant bien que mal des disques qui ne lui rapporteront jamais grand-chose - si ce n’est une liberté d’action alors inégalée. Sun Ra compose, enregistre et sort ce qu’il veut, quand il le veut.

Derrière El Saturn, on trouve aussi un groupement diffus nommé Ihnfinity, qui finance en partie la musique de Sun Ra afin de «prouver au monde que l’homme noir sait produire quelque chose dont le monde tiendrait compte, selon Pierre Deruisseau. Il fallait pour cela sortir des schémas et projections identitaires habituels de l’Afro-Américain, lui qui a été dénaturé et détourné de son histoire». Sun Ra est leur véhicule, chargé de «préparer les Noirs à l’ère spatiale», mais également d’offrir une alternative à la confrontation physique prônée par les Black Panthers.

«Mythe personnel»


Ce faisant, avec son Arkestra qu’il «utilise comme un seul instrument», Sun Ra défriche ce qui fera la musique de la seconde moitié du XXe siècle. Il travaille l’abstraction sonore comme John Cage (avec qui il enregistre), le bruit, les effets et les textures comme les pionniers de la musique concrète, l’électronique - en étant l’un des premiers à enregistrer avec un synthétiseur -, le free-jazz et la world music. Sur scène, tout est fait pour enjoindre le public à sortir de sa zone de confort : les concerts commencent souvent avant même qu’il n’entre dans la salle et s’achèvent bien après que le rideau est baissé. «Nous n’avons eu accès que pendant un court moment à sa musique», écrit le critique Francis Marmande dans Jazz Magazine, après une tournée en France en 1970.

«Sun Ra a poussé très loin la construction d’un mythe personnel, et cette façon d’être a été reprise par David Bowie ou Kanye West» mais aussi les orchestres fous de George Clinton et Earth Wind and Fire, estime aujourd’hui Kapwani Kiwanga, jeune artiste canadienne installée à Paris, qui a travaillé sur cette «figure diasporique» libérée de toutes les contraintes que son époque voulait lui imposer. «Les Afro-Américains ont été créés par les Etats-Unis, continue-t-elle, avec toutes les questions autour du métissage, des Blancs et des Noirs, la "One Drop Rule" [règle, devenue loi, qui considérait comme noire toute personne ayant une goutte de sang africain, ndlr]. Sun Ra a cassé cette volonté de dire qui est noir en disant : "Je m’identifie comme je le veux, car je ne viens pas d’ici."»

Depuis qu’il a quitté la Terre après une crise cardiaque en 1993, son Arkestra continue de voguer à travers le monde. Ses musiciens vivent toujours ensemble. Ils ont ouvert une épicerie de quartier nommée Pharaohs Den à Philadelphie. «Sun Ra était une personne complexe et personne ne le comprenait entièrement, nous a encore dit Marshall Allen - qui dirige aujourd’hui l’Arkestra - lors de notre entretien. Mais personne n’était plus libre que lui.»

Savoir s’orienter dans l’espace

Space Is the Place, la biographie signée John Szwed (Da Capo Press, 1998), est l’ouvrage de référence sur Sun Ra. Elle reprend le titre d’un film de 1972, visible sur YouTube, qui met en scène Sun Ra et l’Arkestra dans un mélange ésotérique de blaxploitation et de science-fiction. On trouvera aussi - en anglais - sur le site de partage de vidéos le documentaire Sun Ra: a Joyful Noise, de Robert Mugge (1980), qui laisse beaucoup de place à la pensée de Sun Ra.

A lire aussi, l’ouvrage récent de Joseph Ghosn, Palmiers et Pyramides (Le mot et le reste, 2014), qui propose une nécessaire discographie commentée permettant de défricher l’impénétrable masse de disques laissée par Sun Ra. Une bonne partie a été rééditée en vinyle et en téléchargement cette année, à l’occasion du centenaire de la naissance du pianiste.

Parmi eux, on conseillera comme porte d’entrée des premiers temps: Deep Purple (enregistré entre 1953 et 1973), Jazz by Sun Ra(1956), et Angels and Demons at Play (entre 1956 et 1960). La suite est une réinvention permanente : Secrets of the Sun (1965), The Heliocentric Worlds of Sun Ra, Vol.1 et 2 (1965 et 1966), Atlantis (1969), The Solar-Myth Approach, Vol. 1 et 2 (entre 1967 et 1970), Solo Piano vol. 1 (1977), Disco 3000 (1978) ou Sleeping Beauty (1979).

Le 22 septembre, le label Strut sortira également la double compilation In the Orbit of Ra, intro bienvenue qui contient quelques raretés.

(1) Toutes les citations non sourcées de cet article sont tirées de cet ouvrage en anglais, malheureusement non traduit.


Sophian FANEN Libération du 19 aout 2014

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