vendredi 23 juin 2017

Metal : passé le Hellfest, nul ne vous entendra hurler (Libération)



Avec le grand raout de Clisson, les musiques lourdes encaissent leur dose annuelle de médiatisation. Une exception pour un genre le plus souvent dans l'ombre. Ce qui n'est pas plus mal.


Et voici revenu le temps des «chevelus» «de noir vêtus» qui déambulent jusqu’à dimanche soir dans la petite ville de Clisson (Loire-Atlantique), au Hellfest, «dans une ambiance bon enfant». C’est ce genre de choses qu’on devrait – entre autres – entendre, comme tous les ans en juin, dans les «grands médias» traditionnels généralistes (télés et radios surtout) au sujet d’un des plus gros festivals métal d’Europe. Une exposition d’un genre globalement ignoré le reste de l’année par ce type de médias, et ce depuis longtemps, parfois au grand dam des amateurs du genre. Mais faut-il vraiment regretter d’être ainsi relativement passé sous silence ?

Dans les années 70 et 80, aux premiers âges de ce style, une quinzaine de groupes de hard-rock, heavy metal puis thrash ont connu un gros succès international, de Led Zeppelin à Metallica. Mais à côté de ces remplisseurs de stade presque tous anglo-saxons, le genre vendait peu dans l’Hexagone, et les groupes français demeuraient largement confidentiels.

Pour les plus jeunes amateurs, au collège, cancres loubardisant aux petites sacoches kaki estampillées US Army (ou Air Force ou Navy, c’était comme pour le service militaire, il fallait choisir) sur lesquelles avaient été ajoutés à la main les noms de ces groupes, cette attirance s’inscrivait dans une attitude anticonformiste. D’autant que le jugement commun oscillait entre «musique de dégénérés» et, pour leurs congénères plus âgés, issus le plus souvent d’une frange populaire plutôt blanche et masculine, «adolescents attardés». Un opprobre semblable à celui dont faisaient l’objet les amateurs de jeu vidéo, de nature à susciter du dépit mais également à nourrir un sentiment de singularité, de différence assumée (ou pas).

Côté télé, quelques émissions diffusaient sporadiquement du métal (les Enfants du rock) puis, au cours des années 90, un (relatif) âge d’or, des programmes lui furent dédiés (M6, MCM), alors que le grunge (Nirvana) et le NU Metal (Korn, Slipknot) rencontraient un succès commercial mondial. Le genre fit également florès dans Rapido et par la suite dans Nulle Part ailleurs, où se produisirent à une heure de grande écoute des Metallica, Sepultura, Dimmu Borgir et quelques autres. Mais depuis une quinzaine d’années, seule Arte se penche de temps en temps sur le sujet, ainsi que la petite chaîne L’Enorme TV.

Dans les époques «anteweb», les explorateurs d’un genre dépourvu de locomotive locale et aux ventes faibles – excepté pour les grosses machines étrangères donc – devaient aussi et surtout picorer discrètement des émissions de radio FM locales (s’ils se trouvaient au bon endroit au bon moment), des bataillons de fanzines, ou les magazines papier spécialisés, de Hard n' Heavy à Metallian. Lequel, au début des années 90, répandit black, doom, death et leurs frères, de nouveaux souffles ténébreux extrêmes, qui, en rupture avec les anciens et à contre-courant du NU Metal, revendiquaient plus ou moins explicitement de ne pas s’adresser aux masses. Une époque qui a vu, en comparaison, les gros groupes de rap hexagonaux prendre leur essor et vendre des centaines de milliers d’albums, accompagnés médiatiquement (pour le meilleur comme pour le pire).

Ce n’est guère que depuis quelques années, et en très grande partie en raison du succès du Hellfest, qui ratisse désormais, en plus des purs amateurs, un public de curieux, que le genre est ressorti de son anonymat… très ponctuellement donc. Certes il peut y avoir quelques autres éruptions médiatiques, comme au printemps quand le groupe français Gojira a été nominé pour les Grammy Awards.

Une situation étonnante alors que le public s’est féminisé, socialement diversifié, et que le genre a connu un développement mondial avec notamment l’apparition de nombreux groupes en Asie (le président indonésien, Joko Widodo, se revendique lui-même fan de metal), en Afrique (Botswana, Zimbabwe, Tunisie, Algérie, etc.) ou au Moyen-Orient, parfois dans des conditions extrêmes de répression, comme en Arabie Saoudite.

Mais finalement, en France, ce maintien en marge a engendré plusieurs choses positives. Une scène très riche et variée où on ne vient pas pour espérer en vivre, d’où une grande créativité (bon on n’oublie pas non plus ceux qui fondent un groupe dans le seul but de capter quelques groupies), a ainsi pu prospérer dans l’ombre. En outre, le risque est quasi nul de voir des «stars» invitées partout à s’exprimer sur tout et n’importe quoi…

Du côté des amateurs, des liens relativement forts se tissent facilement, nourris par l’impression de faire partie d’une communauté d’initiés, sentiment renforcé par une imagerie folklorique souvent exprimée dans des vêtements et colifichets. Avec un certain plaisir, pas loin d’une sorte de snobisme underground, à susciter la perplexité ou à être préjugé. Ce sentiment d’appartenance à un monde parallèle – qui a trouvé avec le Web, comme toutes les cultures de niche, un terrain d’expression rêvé depuis une vingtaine d’années – où l’implication est souvent plus forte que pour d’autres styles, peut également constituer une béquille face aux vicissitudes du quotidien. Certains s’y sentent en famille, même si, comme dans toute famille, on n’est pas tenu d’aimer tout le monde. Et on n’apprécie pas forcément que sa famille soit exposée au grand jour…

Thierry Thirault, Libération,le 16 juin 2017

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