mardi 13 juin 2017

Ian Anderson, de Jethro Tull : “Le classique est entré chez moi, très jeune, par le biais de l’Eglise” (Télérama)

Ian Anderson, de Jethro Tull
Ian Anderson, de Jethro Tull


Jethro Tull, c'est lui. Ian Anderson, leader et compositeur du groupe de folk progressif britannique, “flûte héros” des années 70, reste aussi vaillant qu'actif. Alors que paraît son dernier projet, adaptation pour quatuor à cordes de ses standards, il nous dévoile ses madeleines musicales.


Depuis cinq décennies, debout sur une jambe, avec ou sans collants, il souffle de sa flûte traversière un vent singulier et unique dans le rock progressif. Ian Anderson, 70 ans, l'âme de Jethro Tull, saute toujours sans sourciller d'un genre musical à un autre – folk, rock, jazz, hard, classique –, nourrissant une discographie aussi éclectique qu'immédiatement identifiable. Insaisissable, à l'instar de son apparence oscillant entre vagabond céleste, faune lubrique et ménestrel gitan, mais toujours concentré et réfléchi, il revient sur quelques étapes majeures de sa vie musicale, à l'heure où sort The String Quartets, collection de standards de Jethro Tull réarrangés en mode classique pour quatuor à cordes.



Votre premier frisson musical ?


Count BASIE & His Orchestra " Basie Boogie " !!!



Lorsque, très petit, j’avais exceptionnellement le droit de toucher, sous la menace des pires représailles si je les abîmais, aux 78 tours de jazz big band de mon père. Count Basie, Glenn Miller et tous ces disques qui arrivaient d’Amérique. A cette époque, au lendemain de la guerre, les Européens se sentaient redevables envers les Américains et se ruaient sur leur culture musicale, enjouée, pleine d’optimisme. Une joie que l’on ne trouvait pas alors en Angleterre. C’était une musique sur laquelle on pouvait danser mais aussi l’écouter, avec tous ses solos improvisés. J’éprouvais un véritable frisson chaque fois que j’en posais un sur le vieux gramophone.

Cette sensation intense, je l’ai ressentie à nouveau, à l’âge de 9 ans, en entendant Heartbreak Hotel d’Elvis Presley. Le lien entre les deux ? Le blues noir américain. Ce si bémol, si particulier au blues que l’on n’entend jamais ainsi joué dans d’autres musique. Il m’arrive parfois de m’emporter en studio contre mes musiciens : « Non, pas cette note, nous ne jouons pas du blues ! » Chez moi, on ne rigole pas avec le blues !


Le premier disque que vous avez acheté ?


Last Train To San Fernando - Johnny Duncan and the Bluegrass Boys - Joe Meek.




Johnny Duncan and the Bluegrass Boys chantant Last Train to San Fernando. Tout le monde pensait qu’il s’agissait de bluegrass authentique, mais en fait Johnny Duncan était un Anglais et ses Bluegrass Playboys une bande de musiciens de studio qui se faisaient passer pour des américains. La chanson était un air de calypso qu’ils avaient altéré et accéléré pour en faire un titre dans l’esprit du bluegrass. N'empêche, ça sonne pas mal du tout, encore aujourd’hui. Comme tant de gamins de ma génération, ça m’a donné envie de faire du skiffle, qui était vraiment le précurseur du punk. Personne ne savait jouer une note, il suffisait d’attraper le premier instrument ou ustensile qui nous tombait sous la main et de faire du boucan ! Et peu importe si les gens appréciaient ou pas.



Le mariage de la pop et du classique ?


The Moody Blues - Nights In White Satin




Le classique est entré chez moi, très jeune, par le biais de l’Eglise. La musique victorienne qui accompagnait la liturgie anglicane. Pas vraiment palpitante, sans parler des textes, nullissimes. Mais c’est elle qui m’amené à écouter autre chose, d’une autre calibre, l’œuvre chorale de Bach en particulier.

Mais je pense que l’envie d’intégrer de la musique orchestrale, très tôt, dans mes propres compositions, est venu de Days of Future Passed des Moody Blues. Cet album a ouvert la voie, à moi et à bien d’autres musiciens naïfs, plus ou moins autodidactes : pourquoi, bien que sales et chevelus, ne nous frotterions-nous pas sans complexe à la musique de l’élite ? Les Moody Blues furent les premiers à oser.



Votre modèle dans le folk ?


Roy Harper • Another Day (1970)




Roy Harper, certainement. Très tôt, dans les années 60, il a enregistré un morceau folk, une douce et magnifique chanson d’amour, Another Day, accompagné d’un orchestre. Juste sa voix, sa guitare et des cordes qui enrichissaient la chanson sans l’alourdir. Ça sentait la prise unique, vite fait, probablement très simple à jouer pour l’orchestre. C’est souvent ce qui fonctionne le mieux, et qui possède le plus de charme. Eviter la tentation de la complexité, de la virtuosité.

J’ai aussi un point commun avec Roy Harper. Nous avons tous les deux grandi à Blackpool. On ne se connaissait pas, mais nous partageons du coup les mêmes références et repères musicaux. Sur Aqualung, j’avais écrit une chanson, Up The Pool, en hommage à la ville. Des années plus tard, il en a enregistré une version, bien meilleure que la mienne. Moi, j’essayais de l’imiter et lui en a fait une vraie chanson de Roy Harper ! Cette attention m’a beaucoup touchée.


Jethro Tull - Up The Pool




Roy Harper - Up The 'Pool




Pourquoi avoir choisi de jouer de la flûte traversière ?


Roland Kirk Serenade To A Cuckoo 1972




Le jour où j’ai réalisé que je ne serai jamais aussi bon qu’Eric Clapton, j’ai troqué ma guitare contre une flûte et un microphone professionnel. Etre un poisson de plus dans un mare surpeuplée, très peu pour moi. Il fallait se distinguer. J’ai vu cette flûte, mais je ne savais pas quoi en faire. Impossible d’en tirer un son au début. En plus, je n’avais aucune référence. Le seul son qui s’en approchait était le fifre qu’on entendait dans le folk irlandais. Mais jamais dans le jazz ou le rock… Je me débrouillais donc comme je pouvais.

Et puis un jour, mon vieil ami Jeffrey Hammond est venu me voir jouer au Marquee. Il m’a dit qu’il venait d’acheter un super disque d’un type auquel je lui faisais penser. Il s’agissait de Roland Kirk, il me l’a fait écouter. Un jazz étrange, laid back, à la fois audacieux et économe de moyens, dominé par la la flûte. J’ai appris un des airs, Serenade to a Cuckoo, au parfum bluesy, qui se prêtait bien à l’improvisation avec Jethro Tull. Mais ce que j’ai surtout entendu chez Kirk, c’est cette manière de jouer de la flûte et de chanter en même temps, comme on pouvait faire du scat avec une guitare. Je n’étais donc pas seul à le faire, c’était encourageant.

En 1969, nous étions programmés au festival de Jazz de Newport, et j’étais terrorisé par que Kirk s’y produisait aussi. Il avait une réputation assez détestable. Il était aveugle et sa méchanceté était notoire. Je me suis fait tout petit. Et il s’est révélé, en fait, charmant et généreux avec moi. Aucun dépit, ni mépris. Peut-être avait-il entrevu notre succès à venir et les droits d’auteurs qui en découleraient… Clairvoyant, l’aveugle ! Aujourd’hui encore, sa veuve et seconde femme voit encore regulièrement tomber les chèques de royalties ! Et du coup, j’ai la conscience tranquille.



Votre intérêt pour la musique indienne remonte à quand ?


Ravi Shankar at Monterey Pop




Je l’ai découverte par deux biais. Tout d’abord, bêtement, parce que j’adorais manger dans les restaurants indiens où passaient toujours en fond de la musique. Et puis aussi, de façon détournée, à travers la version adaptée que les Beatles, George Harrison en tête, ont introduit dans leurs disques. Et du coup, dans les oreilles de beaucoup d’Anglais. Parce qu’auparavant, elle était diffusée nulle part. Ravi Shankar en a profité, et l’Occident a pu avoir accès à de l’authentique. Il est devenu très populaire au point d’en devenir l’ambassadeur, la figure phare.

Le plus drôle étant que Ravi Shankar était avant tout un danseur. Il ne s’est mis au sitar que parce qu’il s’est dit que ce serait un bon moyen de gagner de l'argent. Ce qui a permis de révéler un immense talent qui de surcroit a très bien compris comment l’exploiter et toucher le public occidental, en jouant avec tout le monde, en commençant par Yehudi Menuhin.

J’ai rencontré Ravi Shankar peu avait sa mort, à Delhi, lorsque je tournais en Inde avec sa fille Anoushka. Elle m’a donc présenté à son père qui devait voir 85 ans à l’époque. Il m’a donné un grand coup de coude dans les côtes en s’esclaffant : « On doit avoir le même âge, non ? » J’ai répondu « Non mais tu me donnes combien? ». «  65 ans ». J’étais vexé. « C’est six de trop, j’en ai 59 ». Et Anoushka de voler à mon secours. « Oui, papa, 59 ans, c’est à dire l’âge que tu avais à ma naissance ! ». Ça l’a mouché le vieux grigou !


Votre chanson, “Too Old to Rock’n’roll, Too Young to Die”, écrite en 1975, n’a jamais été aussi pertinente qu’aujourd’hui...


Jethro Tull - Too Old To Rock'n'Roll Too Young To Die




C’est sûr, il suffit de consulter les listings de concerts pour voir un catalogue du troisième âge ! Etait-ce visionnaire ? Bob Dylan ou John Lennon ont assurément eu ce don de prescience dans certaines de leurs chansons. Mais peut-être n'est-ce qu’accidentel ? Parce qu’il ne s’agit à l’arrivée que d’une ou deux chansons parmi les dizaines voire centaines que l’on écrit. Et dont la clairvoyance n’apparait que des années après. Je crois que personne n’y met cette intention au moment d’écrire. C’est le hasard qui décide. De toute manière, le moyen le plus sûr de prédire l’avenir est de se plonger dans le passé, dans l’histoire. Et comme elle est appelée à jour ou l’autre à se répéter…



D’où “Living in the Past” qui est devenu l'un de vos titres emblématiques…


Jethro Tull - Living In The Past 1969




Oui, elle est peu spéciale pour moi, celle-là. Par son histoire, justement. En 1969, nous étions en tournée aux Etats-Unis avec Pentangle, au Holiday Inn de Boston. Et notre manager m’a dit que ce serait pas mal d’enregistrer un single pour que l’Angleterre ne nous oublie pas. Le groupe venait à peine d’émerger à l’époque. Je lui ai répondu : « Quoi, tu veux que je remonte dans ma chambre composer un hit, vite fait, c’est ça ? » « Ce serait chouette, en effet, », répondit-il. « D’accord, donne-moi une heure, et tu l’auras, ton tube ! ». Je plaisantais, bien sûr.

Je pensais me foutre de lui en bricolant cette drôle de chanson, juste pour m’amuser, totalement indansable parce qu’en cinq temps. C’était tout le contraire de la matière dont on fait un hit dans l’air du temps, avec son rythme impossible, son thème rétro nostalgique… Le lendemain, mon manager revient à la charge : « J’espère que tu as ta chanson, le studio est réservé à New York dans deux jours. » J’étais piégé. On l’a enregistrée, j’y ai même ajouté une petite section de cordes pour lui donner un peu d’entrain. Les musiciens ne comprenaient pas grand chose et jouaient un peu à côté du rythme, ce qui a ajouté une atmosphère particulière au titre. La tournée se poursuivait, j’ai posé ma voix et la flûte la semaine suivante, à San Francisco. La bande est partie en Angleterre et quelques semaines plus tard, on décrochait notre plus grand succès ! Justement parce qu’il se distinguait de tout ce que l’on entendait ailleurs. Au début, j’étais un peu gêné, aujourd’hui j’en suis assez fier. Après tout, c’est le seul autre titre en cinq temps, après Take Five de Dave Brubeck, à être monté aussi haut dans les hit-parades.


Aujourd’hui, sur “Jethro Tull – The String Quartets”, vous l'adaptez en version classique...


Jethro Tull - Christmas Song (1972 Original)





Jethro Tull - Pass The Bottle (A Christmas Song) (The String Quartets)




Oui, une manière de boucler la boucle. Je ne voulais pas juste la chanter avec un accompagnement orchestral. C’est le violon qui se charge de la mélodie, à laquelle je répond par une autre à la flûte. Malgré tout, la chanson reste immédiatement reconnaissable, contrairement à la plupart des autres que j’ai réarrangé assez radicalement pour cet album. Excepté Christmas Song, que j’ai enfin pu enregistrer correctement, sans toutes les imperfections de 1968.

Ce morceau date du tout début de Jethro Tull  ! En octobre 1968, dix mois après avoir créé le groupe, je me suis retrouvé en studio à grattouiller une mandoline sur A Christmas Song. Un quartet à cordes m’a accompagné, le reste du groupe contribuant quelques percussions. Ensuite, sur l’album Stand Up, j’ai de nouveau fait appel à des cordes, puis à nouveau sur Aqualung, complétées d’un hautbois et d’un basson. J’avais toujours besoin d’élargir le champs de notre musique, je n’ai jamais pu me contenter du blues et du rock’n’roll. Le jazz, le folk, le classique, la musique sacrée et les sons venus du monde entier, tout m’intéressait. Mais mon éclectisme provient, bien plus que d’un vertueux idéalisme, de ma tendance à m’ennuyer très vite.

 Hugo Cassavetti, Télérama le 28/04/2017.

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