samedi 3 septembre 2016

"Myriad Road" : Natacha Atlas "jazze" avec Ibrahim Maalouf (Le Point)



Pour son dernier opus "Myriad Road", la chanteuse égyptienne a officié avec le trompettiste franco-libanais. Ses confidences au Point Afrique.


Souvenez-vous, en 1999, elle débarquait sur la scène française en reprenant « Mon amie la rose » de Françoise Hardy. À coups de fusion arabo-pop-électro, elle a bousculé cette chanson très rangée en l'ourlant d'arabesques et d'enluminures. Puis Natacha Atlas, voix du collectif Transglobal Underground, a offert une musique mêlant musiques orientales, électroniques, et hip-hop sur les abords brumeux de la Tamise. Enfin est venue la rencontre avec le trompettiste franco-libanais Ibrahim Maalouf, qui vient de lui offrir un petit bijou d'album, Myriad Road*. Dix somptueuses compositions jazzy où la voix magique de Natacha Atlas est encore sublimée par la trompette du musicien, mais aussi par les excellents André Ceccarelli à la batterie, Vincent Ségal au violoncelle ou encore le tromboniste Robinson Khoury. Nous la rencontrons dans son hôtel du 9e arrondissement. La chanteuse d'origine égyptienne y apparaît délicate, réservée, mais rapidement mise en confiance par l'accueil critique fait à ce nouvel album. Étonnement, c'est plutôt à Billie Holiday que l'on pense en l'observant plutôt qu'à son austère et imposante compatriote Oum Kalthoum. Comme chez la chanteuse américaine, la même mélancolie et la même voix suave, chaude. Rencontre avec « la Rose pop du Caire »…



 Le Point Afrique : comment Ibrahim Maalouf vous a-t-il convaincue de travailler avec lui ?

Natacha Atlas : J'ai rencontré Ibrahim lors d'un concert commun. Nous avons énormément parlé en marge de ce concert. Nous avons ensuite donné quelques concerts communs en Turquie. Là encore, nous avons beaucoup parlé de nos parcours similaires, notre double culture à chacun, franco-libanaise pour lui, anglo-égyptienne grandie en Belgique pour moi. Je me suis vite identifiée à son univers, ses choix de carrière et de musique et la façon qu'il a de mélanger et d'introduire des ambiances orientales. Et puis, selon moi, la trompette est un instrument qui a un son qui ressemble énormément à la voix humaine et Ibrahim lui donne cette tonalité qui me plaît particulièrement.

Vous venez d'un univers plutôt électro… Pose-t-on différemment sa voix quand on chante dans un répertoire jazz ?

Selon moi, c'est simplement une question de trouver les espaces dans chaque composition qui vont me permettre d'improviser à ma façon orientale. Mais également de trouver des mélismes qui vont joindre de façon harmonieuse une façon de poser sa voix à la fois orientale et occidentale. C'est une forme de pont, d'entre-deux, qui me plaît bien. Mais je puise dans le monde arabe des exemples d'artistes qui ont su le faire avant, tels les Rahbani Brothers qui ont lancé la carrière de la chanteuse libanaise Fayrouz. Par exemple, son fils, Zyad Rahbani, lui avait composé la chanson « Ya Leili » sur laquelle elle chante une improvisation basée sur les gammes arabes, alors que les arrangements de l'ensemble sont très nettement funk. Et ça marche très bien.

Vous avez donc trouvé un espace d'improvisation sur cet album ?

C'est surtout sur scène que j'explore cette voie. L'album offre des morceaux comme des schémas qui permettent de développer ou de faire évoluer les mélodies. Avec mon autre partenaire musicale, Samy Bishai, qui est violoniste et vient aussi d'une double culture, nous avons laissé la place sur scène à beaucoup plus d'improvisations, que ce soit pour moi ou pour les musiciens. Cela reste dans la structure du jazz, avec des arrangements très fins, mais souples, qui me permettent de moduler la mélodie. Ibrahim joue parfois avec nous, mais nous sommes aussi accompagnés par un jeune trompettiste scandinave, qui, comme Ibrahim, joue avec des quarts de ton. Puis les arrangements de Samy donnent une tonalité cuivrée aux morceaux de l'album sur scène.

Du coup, l'album n'est pas figé et prend une autre dimension sur scène ?

Oui, exactement, et j'en suis ravie. Il porte d'ailleurs bien son nom, Myriad Road, des routes multiples. Et ça continue (rires).

Il y a trois chansons en arabe, et le reste en anglais… Là aussi, c'est nouveau pour vous de chanter en anglais…


Oui, et c'est là que c'était aussi très intéressant. Évidemment, je chante habituellement en arabe. Ibrahim m'a convaincue en me disant qu'il fallait m'ouvrir à un autre public et sortir de l'ornière de la seule langue arabe. Au début, j'ai eu un peu peur et je me disais que cela allait m'être difficile. Selon moi, chaque langue exprime une identité propre et une musicalité particulière. J'avais peur que l'anglais soit une langue un peu trop distante, un peu trop « blasée ». Je craignais de ne pas pouvoir y mettre les émotions qui découlent beaucoup plus facilement, pour moi, de la langue arabe. Seuls le hindi et l'ourdou ont cette même capacité à exprimer ces émotions que la langue arabe. C'est d'ailleurs peu étonnant, car ces langues sont très sophistiquées et ont en commun les mêmes mélismes, à la fois lyriques et acrobatiques. La musique indienne a aussi été influencée par les gammes arabes, sauf qu'elle ne dispose pas des quarts de ton, mais de micro-tons (22 shrutis ou srutis, NDLR) et d'une ornementation très élaborée. Quoi qu'il en soit, avec la langue anglaise, je suis dans l'expérimentation constante. Je tente de voir comment je peux ajouter ce type d'ornementations vocales. C'est un feeling différent, mais j'y parviens

.

Vous avez pu dire que la chanson qui vous a fait connaître, la reprise de « Mon amie la rose », avait été un accident. Avez-vous eu à un moment de votre carrière l'impression d'avoir été enfermée artistiquement dans un style dont on ne vous laissait pas sortir ?


Ah oui… J'ai été effectivement cantonnée à ce qu'on appelle la world music. Or, cela ne veut rien dire puisqu'on met tout et n'importe quoi dans cette appellation, ce qui, à mon avis, est une erreur. Au début des années 90, c'était même assez à la mode, comme une chose mystérieuse et attirante. Puis la world music est passée de mode. Cela a été difficile pour moi.  On ne me permettait pas d'explorer d'autres voies artistiques, d'autres choses. Si j'essayais quand même, on me disait que je n'étais pas à ma place. J'y ai même vu une forme de racisme, mais très subtil. Mais ce racisme subtil ne venait pas du public, mais des gens de l'industrie du disque. Par exemple, j'avais tenté d'aller vers un univers plus acoustique, mais aussi plus jazzy. Mais ça n'allait jamais, on me disait : « Où est l'ancienne Natacha, avec ses costumes de danseuse orientale, avec son électro-pop. » J'en ai parlé avec une chanteuse américaine qui m'a éclairée sur ce racisme insidieux. Elle m'a fait remarquer qu'elle-même avait souvent changé de styles musicaux, sans qu'on lui dise quoi que ce soit. Selon elle, parce que j'étais une artiste arabe, on ne me laissait pas évoluer. Cette discussion m'a ouvert les yeux au final. Plus encore, elle m'a fait remarquer que les journalistes me posaient toujours le même genre de questions, notamment sur l'islam. Cela faisait partie de cet enfermement dont je vous parlais.

Vous avez pu penser aussi que la scène moyen-orientale n'était pas prête à l'époque pour ce que vous offriez. Mais désormais, avec des Libanais du groupe de trip hop Soap Kills, Munma ou encore le collectif d'Orange Blossom, cette scène a beaucoup évolué. Vous vous y retrouvez maintenant ?

Oui, elle a beaucoup changé et j'en suis ravie. La scène électro égyptienne est ainsi très innovante. Ils me connaissent tous, car j'ai été une des premières dans ce son et j'échange beaucoup avec cette jeune génération d'ailleurs. Je vois aussi que dans les festivals internationaux, on invite de plus en plus ces artistes égyptiens si talentueux. Cela me rassure aussi, car je me dis qu'on ne va plus enfermer les artistes arabes dans une petite boîte, comme cela a été le cas pour moi.


Vous avez une voix qui a un vibrato très mélancolique. C'est un sentiment qui vous est familier ?

Oui, c'est vrai. Cette mélancolie est bien là, je crois (silence). Il y a plusieurs raisons à cela, qui ne sont pas forcément liées à ma vie. Je suis très sensible à ce que je vois dans la vie. Et cette époque est vraiment triste. Par exemple, les questions d'écologie me troublent, cette planète meurt et nous mourrons avec elle. La chanson « Oasis » est d'ailleurs une chanson sur ce sujet. Mais je pense en changer le titre et l'intituler désormais « I think it's too late now » (Je pense que c'est trop tard) (rires).

Dans la chanson « Hikma » (en arabe, la sagesse ou le savoir, NDLR), un enfant interroge un vieil homme et lui demande le bon chemin. Pour vous, lequel est ce bon chemin ?

Je le cherche toujours… Je cherche aussi la vérité et la foi. Ce sont des questions nécessaires qui peuvent peut-être choquer. Je questionne ceux qui prétendent savoir le bon chemin et l'imposent aux autres.



* Natacha Atlas, Myriad Road, Universal Music et GmbH.



Propos recueillis par Hassina Mechaï

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