vendredi 9 septembre 2016

L’hymne à la joie d’Ahmad Jamal (Le Monde)



A 86 ans, le pianiste et compositeur né à Pittsburgh est sorti de sa retraite pour un concert princier à Jazz in Marciac

Marciac, 4 août, chapiteau de 6 453 places, pluie pesante. Manolo Badrena entre côté jardin. Le Steinway ­occupe tout l’espace. Les autres meubles, contrebasse (James Cammack), batterie (Herlin Riley), et percussions aussi imposantes qu’un autel baroque, sont ramassés au centre. C’est un groupe de proximité, prêt à déménager. Trop de lumière, façon plateau télé, un son correct. Le grand retour d’Ahmad Jamal – toute une légende – après vingt mois de retraite définitive. Avant départ pour une retraite non moins ­définitive.

On n’est pas dupe. Cédant à quelque sirène, l’amitié tout simplement, ou le respect citoyen pour l’aventure de Jean-Louis Guilhaumon, inventeur et président à vie de Jazz in Marciac (jusqu’au 15 août), M.Ahmad Jamal reviendra. Tous les ans, s’il le faut.


Entre pyjama et Zavatta 

 Manolo Badrena, c’est le percussionniste. Portoricain de San Juan (1952), un look de punk comique, un cœur d’amateur. Voilà qu’il s’est fait ratiboiser, tels ces footballeurs modernes, nuque et tempes rasées rasibus, et sur le toupet, une sorte de bouse de cheveux très seyante. Pour le reste, dress code entre pyjama et Zavatta. Manolo Badrena assure le show, rassure le chef qui n’en a pas besoin, l’amuse et distribue la bonne humeur, l’énergie et la pulsation comme on donne à becqter aux poules.

Pour de vrai, Manolo peut dégainer un CV de luxe, de Henry Mancini aux Stones en passant par Weather Report et Joni Mitchell.

Et plus subtilement, quand il ne fait pas le clown, ou sans cesser d’être lui, il est poète, il peint, compose, vit, toutes choses pour lesquelles M. Ahmad Jamal, qu’il fait rire, le respecte.

Derrière, Herlin Riley et James Cammack, vieux compagnons de route du pianiste et compositeur, lequel fait une entrée princière : pantalon blanc cassé, vareuse gris métal, barbe étincelante, sourire aux anges. Ce n’est pas un orchestre, c’est un groupe en fusion. Depuis cet album, Ahmad Jamal at Pershing (au club chicagoan, 1958, avec Israel Crosby et Vernel Fournier), il sera dit que le pianiste de Pittsburgh, le préféré de Miles Davis, l’ami du genre musicien, ne fait rien comme les autres : il ne dirige pas, il inspire ; il va sans forcer vers ce point exquis où tout transpire ; il ponctue, il relance comme il respire, touchant ici l’acmé, parfois le « culmen » – ainsi bafouille Trissotin –, avant de briser sec, et relancer lascivement la machine.

Deux points incomparables chez Ahmad Jamal et ses frères : la tension/détente qui ne peut que renvoyer à la fable du swing et celle de l’étreinte ; l’art de finir un morceau, lors même qu’il est évasion collective, école buissonnière, recherche de labo en scène, génie de la passe et de la «mise en place ». Quant à la rythmique, Cammack et Riley ? En font-ils trop, côté sourires ? Pas le moins du monde. Dans une ambiance de surveillance générale – seule différence de cette édition 2016 – pourquoi en venir à se méfier de la joie ?

Abd Al Malik un rien intimidé

La pratique de la joie devant la vie reste le signe inchangé d’Ahmad Jamal. Une chanson lui est venue en rêve. Les lieux le font rêver.

« Marseille, ville d’éternité... » Il l’offre à Mina Agossi, qui fait une entrée de princesse impressionnée, avec cette robe mauve qu’on ne lui avait pas vue depuis le Trianon en 2012. En fin de concert – car tout ce dérouléde chorus, boléros, diableries, enjambements et anacoluthes, Kitty Cat et Motherless Child, ses tubes, connaît son implacable résolution –, Abd Al Malik, un rien intimidé lui aussi, vient reprendre façon rap soft le texte consacré à Marseille. Entend-on au passage ceci, surgi du rêve d’Ahmad Jamal, amoureux de la cité phocéenne : «Ma vie est trop remplie de tristesse... » Tiens, tiens ! Lui aussi...

Un qui n’a pas l’air intimidé, c’est son plus récent protégé, Shahin Novrasli, pianiste tombé d’Azerbaïdjan qu’il présente en première partie du concert. Une technique à toute épreuve, une main gauche de droitier, des idées à en revendre,des références symphoniques et bientôt un album très « jazz », un engagement physique qui semble un peu pataud – allez savoir, avec tout ce monde dans les étagères... –, plus on ne sait trop quoi de Keith Jarrett dans l’histoire. Une dame avisée casse le morceau en sortant : «C’est un Keith Jarrett de bonne humeur...» Elle n’a pas dû voir l’autre, mais cela peut servir de carte de visite.

Ahmad Jamal en a toujours usé ainsi. Il aime aider, lancer, propulser chanteuses ou musiciens en qui il croit. Lui qui ne pratique le piano solo qu’en secret, il lâche en scène, l’applaudissant à tout rompre, ce garçon qui emporte l’adhésion du chapiteau : troublant de lenteur au début, mêlant mugham (genre savant azéri) et improvisation, pour finir au premier rappel sur une de ces mélopées R’n’B qu’on entend sur les pianos de gare.

Ahmad Jamal ne saurait être son conseiller musical. « Moi-même, quand j’ai enregistré At the Pershing, je n’avais pas reçu le moindre conseil, j’en ai vendu plus d’un million – dit-il à Alex Dutilh dans une interview fleuve pour Jazz News – et ce n’est que broutille à côté de Mozart. » Il l’aide, et Shahin Novrasli s’aidera soi-même.

Les jazzmen jouent comme s’ils devaient mourir demain. Ahmad Jamal, comme s’il allait renaître aujourd’hui. Finissant sans finir par moult rappels, dans une ambiance selfie, vieilles charrues, olé-olé, bain de jouvence, la vie devant soi.




ENTRETIEN: « La mort, je m’en souviens tous les jours »


Eternel jeune homme, leçon de vie et d’exigence, Ahmad Jamal, 86 ans, ne donne plus beaucoup d’interviews, mais s’est prêté aux joies de la conversation, à l’occasion de son concert à Jazz in Marciac, jeudi 4 août.

C’est votre première apparition depuis vingt mois. Que préparez-vous ?

Depuis mon dernier concert à Prague, au splendide Rudolfinum de la ville, le 19 octobre 2014, je me suis retiré. Je joue depuis l’âge de 3 ans. J’avais envie de souffler. J’aime la campagne, ma maison du Connecticut, mon salon de musique, mes deux Steinway, mes archives. Je dispose d’un studio très bien équipé. Je promeus des musiciens auquel je crois, je l’ai toujours fait, comme Shahin [Shahin Novrasli, le pianiste d’Azerbaïdjan qui a précédé Ahmad Jamal jeudi 4 août, à Marciac]. Et je passe un temps fou avec mes avocats, à me battre contre l’exploitation illégale de mes œuvres. On assiste à un pillage monstrueux, sans précédent, pire que la mafia.

Les grandes villes ne me manquent plus. Après Pittsburgh, mon premier domicile, je suis allé à Chicago où j’ai joué, dirigé un restaurant, puis New York : je jouais en trio avec Jo Jones et Ray Brown. Sur la 77e Rue, Miles Davis était mon voisin, Harry Belafonte un plus bas, en face de Lena Horne, bref... Aujourd’hui, le Connecticut est aussi calme que Marciac.

Je pensais ne jamais revenir en scène. A force d’insister, mes producteurs ont su me convaincre de revenir en studio à Paris. En cinq jours, je viens d’enregistrer un CD en solo et un autre avec mon groupe, ce qui est un exploit...

Depuis Pittsburgh, les lieux ont pour vous une extraordinaire importance...

C’est exact, j’ai composé Toulouse sur une impression de la ville, Paris after Dark, au petit matin, Marciac, pour un live et récemment Marseille, musique et paroles, pour Mina Agossi. On entretient avec les lieux la même relation qu’avec les personnes, durable, présente, que l’on s’y trouve ou pas, fidèle.

Pittsburgh a cette raison d’être fondamentale pour vous ?

Pittsburgh, c’est la ville de l’élégance, de ma mère et des musiciens. Une ville formidable, incroyable. [Là, il entame à voix basse une sorte de rap fait de noms de musiciens illustres] : Billy Strayhorn ? Pittsburgh ! Gene Kelly, Pittsburgh! Erroll Garner, Earl Hines, Roy Eldridge ? Pittsburgh ! Art Blakey, Kenny Clarke, George Benson? Pittsburgh...

Après New Orleans, Pittsburgh,

Memphis, Detroit, Kansas City, Saint Louis étaient des villes de musiciens. Chicago, New York, des villes où les musiciens allaient, se croisaient et jouaient. On ne distinguait jamais tel ou tel genre de musique. La musique ne supporte aucune ségrégation.

Tous les musiciens de « jazz » ont joué Bach ou Mozart. Il suffit de savoir, à chaque mot, ce que l’on dit et ce que l’on veut dire. Je joue tous les jours, chezmoi. J’écris. Dès que je sais que c’est important, je note, même sommairement, la structureest là, j’entends des paroles. Le reste vient plus tard.

Vous rêvez telle composition ? Elle vous réveille ? Vous la notez ?

Tiens, oui, vous avez raison...

C’est drôle, cette nuit encore... J’entends une musique en rêve, elle me réveille, je saisis ce qui me tombe sous la main et je note d’abord quelques indications... La vérité, c’est que nous ne créons pas. Les gens croient qu’ils créent ou que les artistes et les scientifiques créent. Mais non ! Nous reflétons quelque chose de la créativité générale. Telle est ma philosophie.

Ecrire, jouer, peindre, découvrir la pénicilline, être Mozart ou Pasteur, ce n’est pas créer... C’est découvrir, dévoiler. Tel est le grand secret. Des musiciens, vous pouvez dire qu’ils sont grands. Mais d’aucun qu’il est le plus grand.

Vous pensez à la mort ?

Je n’y pense pas, je m’en souviens tous les jours. La mort vient, c’est inévitable. Vous pouvez vous préparer, par le soin de votre santé, de votre esprit, de votre physique, à une « belle mort». Elle vient, à 86 ans, plus vite qu’avant, sans doute, dans cinq minutes ou dans cinq ans, mais à l’échelle de la vie, ce n’est rien. Le tout est de savoir s’y préparer et d’y penser sereinement.

Francis Marmande, Le Monde du 6 aout 2016

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