vendredi 26 septembre 2014

Bernard Lavilliers : “Je ne chante plus comme avant. A présent, je propose” (Télérama)

Bernard Lavilliers
Bernard Lavilliers


 Défenseur des sans-voix, le rockeur grande gueule est enfin reconnu comme une figure de la chanson à texte. Et si le baroudeur s'est assagi, il n'a rien perdu de son mordant. Bernard Lavilliers sera présent à Télérama Dialogue, lundi 29 septembre.

Bernard Lavilliers

Un physique, une voix, un propos. Un univers musical, vaste et éclectique, aussi ancré dans la tradition chanson qu'ouvert au monde, mais qui n'appartient qu'à lui. Séduisant, drôle — parfois malgré lui —, intimidant, émouvant, Bernard Lavilliers est un self-made personnage, un peu hâbleur mais humain. Un homme sincère qui cultive son mystère. Son oeuvre poétique et militante a traversé depuis quarante ans les époques pour faire de lui aujourd'hui un fringant mais sage sexagénaire ; un ténor décalé, solide mais insaisissable, d'une chanson d'auteur supérieure. Aventurier lettré, bête de scène qui se ressource dans la lecture, mégalo assumé à la pudeur non feinte, Bernard Lavilliers est la plus subtile des forces de la nature. Qui fascine, séduit, force le respect. Et donne envie de se mesurer à lui, l'ancien boxeur, non pas pour prendre des coups, mais pour en chatouiller la carapace.


Une quarantaine d'années déjà qu'il nous fait voyager jusqu'aux coins les plus reculés de la planète comme dans sa tête de bourlingueur et de poète. Qu'importe si les épisodes les plus pittoresques de son parcours – tête brûlée sous la dictature brésilienne, séjours en prison, immersion dans les bas-fonds marseillais... – ont parfois été mis en doute, le globe-trotteur de la chanson, rockeur sensible amoureux des mots et chantre des causes perdues, est devenu, à 67 ans, la force tranquille de la scène française. A la puissance de ses biceps autrefois exhibés s'est substitué un timbre vocal d'une douceur ferme, à l'image d'une carrière mouvementée, bien plus cohérente qu'il n'y paraît. Depuis son enfance stéphanoise nourrie d'une conscience sociale, de musiques et de littérature, Bernard Lavilliers n'a jamais cessé de se chercher, ailleurs, sans jamais renier ses premières valeurs. Alors que paraît son vingtième album, Baron Samedi, rencontre avec un humaniste énigmatique et lettré, d'une troublante sincérité.


Au cœur de votre album se trouve Sans fleurs ni couronnes, chanson hommage à votre mère...

Je l'ai écrite après sa mort, pour mon père. C'est lui qui m'a incité à l'inclure dans le disque. Le jour des obsèques, j'ai vu la chapelle en béton armé au milieu des supermarchés et des parkings, les types des pompes funèbres faisant semblant d'être tristes, les couronnes, la crémation... Et j'ai trouvé ça un peu raide. Je ne suis pas de nature nostalgique, mais plutôt saudade, qui signifie la présence de l'absence. Pour moi, ma mère est toujours là. Je ne suis pas triste, elle avait l'âge de partir, elle s'est libérée d'un corps qui la faisait souffrir et d'une société qu'elle n'aimait pas particulièrement.

C'est à elle que vous faisiez toujours écouter vos albums en premier ?

A mes deux parents. Ils attiraient mon attention sur certaines choses. Je n'ai jamais eu de conflit avec eux. C'étaient des libertaires, avec une vision très large, qui venaient de milieux très populaires — ma grand-mère maternelle, une Sicilienne, était devenue la première syndicaliste chez les tisserands stéphanois, après être partie de chez elle à 16 ans. Moi, j'ai grandi dans une maison remplie de milliers de bouquins. Ma mère, qui avait été institutrice, était une fanatique des Fleurs du mal. Comme petit j'étais poitrinaire, et que je restais souvent à la maison, c'est elle qui m'a appris à lire. Très vite, je me suis mis à déclamer des poèmes par coeur, même si je ne comprenais pas tout de Prévert, ni surtout de Baudelaire.


La culture était valorisée comme un levier social ?

La génération des mes parents avait gagné cela sur la misère et la bourgeoisie : à défaut de richesse, l'accès à la culture. Elle était pour eux un droit et un devoir. Chez moi, on tenait beaucoup à la littérature et à la musique. Sur une petite sono ou à la radio, mon père écoutait du jazz et des musiques tropicales ; ma mère aimait plutôt Brahms. Elle jouait du piano – ils en avaient récupéré un, un peu pourri, sur lequel je jouais aussi. Mais mes goûts allaient essentiellement vers les rythmes latins et jazz. Sans oublier la chanson française, bien sûr. Plus tard, quand tous les autres se sont tournés vers Katmandou, moi, ce fut le Brésil. Ce n'est qu'à partir des années 1970 que j'ai écouté du rock, les Doors, notamment. Mais je n'ai pas cette culture anglo-saxonne qui a nourri la plupart de mes contemporains.

Un rejet politique ?

Pas du tout ! Duke Ellington, Miles Davis ou Thelonious Monk étaient américains, non ? Mon père était un syndicaliste assez rude, mais je n'ai pas grandi dans une ambiance talibane. Il n'y avait ­aucune interdiction d'écouter les Beatles. D'ailleurs, je les écoutais, mais ils m'attiraient moins que Léo Ferré, Baden Powell ou Tom Jobim. Du coup, je ne peux pas, comme Laurent Voulzy, jouer tous les Beatles à la guitare.

Lorsque vous retournez à Saint-Etienne, l'émotion est vive ?

Pas spécialement. Certaines villes changent terriblement. Le rythme des ouvriers qui faisaient les trois-huit a disparu. Je garde surtout des liens avec la montagne, où je suis beaucoup allé, très jeune, pour mes poumons. Et la montagne, avec son horizon incroyable, c'est le champ des possibles. Petit, je le sentais déjà. J'ai toujours besoin de sentir l'espace, les kilomètres devant moi. C'est pour cela que j'aime tant l'océan.


Et le voyage, évidemment...

Je ne me dis jamais : « Tiens, je reviens à la maison poser mes valises » ; j'aime les faire, surtout ! Je me suis souvent retrouvé loin, dans des drôles de salades, mais toujours avec le sentiment d'être protégé par une base saine, pas corrompue : le socle familial. Je ne suis pas un escroc. J'ai voyagé pour me sentir vivant, repousser mes limites. Apprendre à me découvrir moi-même et connaître les autres. J'ai toujours voulu aller au centre de l'action, là où ça se passe.

Pour ce nouveau disque, vous êtes parti en Haïti...

Il s'agissait d'une pulsion, d'un appel, me rendre compte de ce qu'était devenue l'île, la ville. Après la catastrophe, tout le monde s'y précipitait. Plus personne n'y retourne à présent. Je voulais aller voir les artistes aussi, des amis. Il y aura toujours ce paradoxe, que je chante : que peut l'art contre la misère noire ? La question, je la pose aux artistes, qui, forcément, se mettent à douter. La réponse ? Dans l'instant, rien. Mais sur la distance, tout. Que reste-t-il d'une civilisation perdue ? Son art.


Vos chansons ont-elles fait bouger les choses ?

Je pense avoir introduit, en France, des musiques exilées. En 1980, proposer sur un même disque du reggae, de la salsa, de la bossa-nova, du forro du Sertão et du rock, c'était assez gonflé. Plus tard, je me suis engagé, maladroitement peut-être, contre l'apartheid, avec Noir et Blanc... « De n'importe quel pays, de n'importe quelle couleur, la musique est un cri qui vient de l'intérieur... ». Au début, les radios n'en voulaient pas à cause du texte et du refrain à la mélodie descendante. Six mois plus tard, il y a eu les manifs d'étudiants où Malik Oussekine a trouvé la mort. Et Noir et Blanc est devenu un hymne.

Votre nouvel album s'ouvre sur un autre texte très politique, Scorpion... C'est un appel à la révolte ?

Ça pourrait. Scorpion est un poème turc de Nazim Hikmet. Il s'adresse à tous ceux qui ferment leur gueule. Dans une autre chanson, Jack – comme l'Eventreur –, j'ai imaginé un type qui se venge des traders. Personnellement, je trouve que les socialistes ne sont pas assez radicaux. Ils font une espèce de politique de droite avec un gouvernement de technocrates et de troisièmes couteaux. S'il y en a un qui a coulé Hollande dès le départ, c'est Cahuzac. Avec son arrogance de petit marquis qui prend le peuple pour des gueux. Je sais que la mode est à la dérision et au cynisme, mais ça m'emmerde. Il n'y a rien à faire, je suis du côté du peuple, c'est endémique. Le plus incroyable, c'est la présence affichée de la corruption. Quelque chose, dans le domaine des valeurs, a complètement basculé.


Il y a trois ans, vous disiez : « On n'est pas loin d'être sous Vichy »...

J'espère que ce n'est pas le cas, mais on entend de drôles de choses, non ? L'ignominie du racisme qui circule ces temps-ci, c'est grave. Pire que ce que l'on imaginait. A l'époque de Sarkozy, la droite a tendu vers l'extrême droite, ce qui a énormément profité au FN. Aujourd'hui, Marine Le Pen gomme l'histoire en affirmant : « On n'est pas l'extrême droite, on est la droite républicaine. » Ses termes de folie et ses analyses improbables finissent par entrer dans les têtes, sur fond de crise économique, de guerres mondiales larvées, et d'une terrible désespérance. Voilà ce que je ressens.

Quelle est la solution ?

La culture. Si l'éducation est obligatoire et gratuite, c'est pour qu'on puisse s'instruire et devenir politiquement conscient. Pour ma part, je m'apprête à donner pas mal de concerts dans les usines, comme je l'ai déjà fait souvent. De l'action directe.


Vous préférez être un homme de terrain que de bons sentiments...

On parle, on discute, on comprend. La grande trahison, c'est la Lorraine, Florange et toute la « vallée des anges ». En 1980, l'industrie a commencé à être démantelée, petit à petit, avec des discours rassurants des politiques : ne vous inquiétez pas, il est hors de question de supprimer la ­sidérurgie lorraine. Et maintenant... Il aurait pu faire un effort, Hollande. Il est allé voir les métallos, pour leur dire qu'il n'avait pas réussi à tenir ses promesses. Il aurait mieux fait de leur dire non tout de suite. C'est terrible d'avoir fait traîner, d'être resté dans le non-dit. Nous sommes dans une société de non-dits.


Vous, vous dites les choses, mais vous chantez de plus en plus en douceur...

Je n'ai jamais été un grand vociférateur. Même Les Aventures extraordinaires d'un billet de banque, que j'ai écrite au débuts des années 1970, je la murmure. Mais c'est vrai que je ne chante plus comme avant ; à présent, je propose. Les gens ont longtemps pensé que j'imposais, que je jugeais. Peut-être était-ce par maladresse, car je ne suis pas du tout comme cela. Mais je reste un bagarreur dans l'âme, un lutteur, qui saisit la chance et qui cherche autre chose.


Bernard Lavilliers - Les aventures extraordinaires d'un billet de banque.





Votre image de macho, vous l'avez imposée dès le début...

J'ai été maladroit – même si Attention, fragile, par exemple, n'était pas une chanson de macho... Dans l'image que vous perceviez, il y avait une part de provoc, un esprit de contradiction. Je refusais d'être obligé de porter un col roulé noir pour chanter des textes. Peut-être étais-je aussi un peu moins coincé que mes aînés et mes contemporains. Dans les cabarets de la Rive gauche, il y avait un esprit qui m'emmerdait vraiment.


Pourtant, cette chanson « Rive gauche » partageait avec vous l'amour du texte...

Mais derrière le texte, justement, il n'y avait pas de musique. Juste un accompagnement tristement plan-plan qui manquait de rythme, de sensualité... de vie. J'ai toujours aimé les percussions, les batteries, et elles n'avaient pas droit de cité. J'en parlais parfois avec Léo Ferré. Lui aussi, il trouvait la « contestation » Rive gauche très conventionnelle.


Vous avez été proches...

Il était extrêmement drôle et on discutait beaucoup. De musique et de poésie, mais aussi de femmes ou de politique. Il était dans l'invective, et se voyait comme un peintre ou un poète maudit, toujours contre. Chez Ferré, la politique se réduisait surtout à une affirmation forte de l'individualisme. On peut faire des tas de choses avec les autres, sans avoir la même analyse ni la même sensibilité. C'est d'autant plus riche et efficace, parfois...

Dans les années 1970, en marge de la variété, vous avez incarné, avec Higelin et Renaud, une vraie charnière dans la chanson française...

On faisait partie de la même mouvance, une nouvelle forme de chanson, à la fois poétique, électrique et rock. On rigolait bien en plus ! On ne passait jamais à la radio. On a dû pas mal se bagarrer, seul le bouche-à-oreille nous a portés. On n'avait rien à voir avec la variété. On ne s'inscrivait pas dans cette tradition de la chanson populaire, avec ses codes et ses règles, ses galas et ses premières parties. Est-ce que cela a encore un sens aujourd'hui ? Je le pense. Dans la variété, tout doit être vite compréhensible et rentable. Or moi, quand je compose, je ne sais pas où je vais. Je fais des accords bizarres, qui frottent, avec des quintes augmentées ou diminuées, ­jamais très loin du jazz. Ensuite seulement je simplifie.

Vous avez mis en musique un poème de Cendrars, Le Transsibérien, qui dure 27 minutes...

J'y pensais depuis des années. Je voulais être le « passeur » de ce texte que j'adore. Est-ce que les gens vont acheter des bouquins de Blaise Cendrars après l'avoir entendu ? Je tente le coup. Comme Ferré lorsqu'il a adapté Est-ce ainsi que les hommes vivent, d'Aragon. Au commencement était le verbe, disait l'autre. Je pense que ce sera toujours vrai.


On sent chez vous une volonté farouche de provoquer la chance.

Il y a de ça. Rien n'est jamais acquis, et ça me plaît. Nougaro disait : « J'aurai passé ma vie à faire mes débuts. » Ce n'est pas gagné, de faire un album qui se tienne tous les trois ans. Je ne crois pas à la prédestination, mais aux hasards que l'on provoque. Leur somme dessine une trajectoire.


Avec des moments clés. En 1983, Idées noires devient un très gros succès, alors que vous traversez une période sombre...

J'étais en pleine rupture. Affective et professionnelle. Avec d'autres angois­ses et soucis, aussi... Vous ne pouvez pas empêcher un artiste de douter, heureusement. Et de tout recommencer à zéro. J'ai dû être mal en point pendant trois ou quatre mois, pas plus.



Bernard lavilliers & Nicoletta - idées noires


 

Vous sortiez de votre histoire d'amour avec le culturisme ?

C'était un gag, ce truc. Je ne faisais quand même pas des podiums, je n'étais pas Schwarzenegger. Mais j'étais tout le temps en débardeur, donc on voyait mes muscles. Là encore, il s'agissait d'une forme de provoc. Quant à ma femme, Lisa, qui était en effet championne du monde de culturisme, on en a fait une caricature. Je l'ai beaucoup aimée. Elle était lectrice de scénarios à la MGM, amie de Warhol et de Robert Mapplethorpe. Pour elle, le culturisme tenait de la performance. Elle m'a fait découvrir des musiques et des photographes absolument incroyables. C'était cohérent avec ma vie.

Et vous, vous avez été enfermé dans une caricature ?

En tout cas, je n'ai pas baissé pavillon, je n'en avais rien à foutre. Et puis, je fais toujours de la boxe chaque matin, j'aime pouvoir compter sur mon corps et mon souffle. Est-ce que je me suis laissé enfermé dans cette histoire ? Pas sûr. J'ai pu écrire des textes assez sensibles en donnant l'impression d'être un primate.


Par pudeur ?

Sans doute. Pour éviter de paraître trop fragile et un peu transparent physiquement.

Et vous avez créé un personnage capable de tout faire...

Je suis l'autre. Vous voulez bien m'accorder le fait que je ne raconte pas tout ? Je n'ai pas envie. Je ne suis pas sûr que, pour exister, la transparence soit nécessaire. Qu'est-ce qu'on aime d'un artiste ? L'approcher de trop près n'est pas forcément utile, on est souvent déçu...

Vous avez repris Cendrars à propos du Transsibérien : « Qu'importe si je l'ai pris ce train, puisque je l'ai fait prendre »...

Je pense qu'il l'a pris, mais pas forcément à l'époque où il l'a dit.

Une réponse à ceux qui vous soupçonnent de mythomanie ?

Ceux qui n'étaient pas avec moi peuvent bien mettre en doute ce qu'ils veulent. Ceux qui étaient avec moi, eux, savent la vérité.

Propos recueillis par Valérie Lehoux et Hugo Cassavetti Télérama le 19.09.2014

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