jeudi 14 avril 2016

BÊTES DE SCÈNE (Le Monde)

Iggy Pop. GAVIN EVANS
Iggy Pop. GAVIN EVANS
MUSIQUE L’iguane pour Iggy Pop, le lézard pour Jim Morrison, le caméléon pour David Bowie... Les reptiles, plus belle conquête du rock ?


Le 21 février, Iggy Pop, 68 ans, a posé nu, allongé sur une table, pour servir de modèle aux apprentis peintres de l'atelier de la New York Academy of Art. C’est l’artiste conceptuel londonien Jeremy Deller qui a eu l’idée de cette séance d’anatomie grunge. « Il est parfaitement logique qu’Iggy Pop pose nu, a-t-il expliqué. Son corps est un élément central dans la compréhension du rock. Il devrait faire l’objet d’une documentation. » Sec et longiligne, le physique de l’inoxydable Iggy Pop a marqué l’histoire autant que sa musique.

L’artiste, qui présentera, le 13 mars, son nouvel album, Post Pop Depression (1 CD, Universal), réalisé avec Josh Homme – leader du groupe Queens of the Stone Age et cofondateur des Eagles of Death Metal –, cultive depuis cinquante ans une ressemblance troublante avec les sauriens, et plus généralement avec les reptiles.

Il n’est pas le seul. Jim Morrison le « roi lézard », David Bowie le « caméléon du rock», Alice Cooper et son python Kachina... Les icônes du rock ont toujours eu ce drôle de tropisme qui les pousse à s’identifier à nos ancêtres tétrapodes, de l’âge d’or du blues (John Lee Hooker reprenant Crawlin King Snake, dans les années 1940) à celui de la pop (Elton John et son tube Crocodile Rock, dans les années 1970).


John Lee Hooker - Crawlin King Snake







Whitesnake Saints & Sinners (1982)
Whitesnake Saints & Sinners (1982)
Du côté des groupes aussi, les reptiles sont partout, de Chicago à Londres, de Stockholm aux Alpes-Maritimes : Beach Lizards, Tortoise, T-Rex, Dinosaur Jr, Whitesnake, The Jesus Lizard, Cobra... Mais qu’est-ce qui fait ramper les rockeurs? Sont-ils sortis des eaux pour réveiller l’animal qui est en nous?

Ils se sont exhibés nus sur scène, ils ont sinué comme des lézards au milieu du public en tirant la langue, ils se sont contorsionnés comme des anguilles autour du pied du micro : les «rockeurs reptiliens » sont aujourd’hui des figures intouchables et magiques. Des totems ravagés, burinés, lubriques et immortels, même après la disparition de leur enveloppe charnelle. Morrison est mort à 27 ans ; Lou Reed, Lemmy Kilmister, David Bowie ont soufflé jusqu’au dernier soupir sur la flamme du rock qui semble s’éteindre avec leur extinction.

Pour Iggy Pop, la révélation remonte au mois d’octobre 1967, à l’université du Michigan, lorsqu’il voit les Doors en concert pour la première fois. Joint par téléphone, Alvin Gibbs, l’ex-bassiste et biographe du rockeur (La Menace intérieure, en tournée avec l’Iguane, Camion blanc, 2010), raconte : «James Österberg est devenu l’Iggy Pop que l’on connaît après avoir vu Morrison chanter ses incantations lascives avec ses cheveux longs et ses yeux injectés d’acide, il baissait son froc sur scène, montrait son torse, insultait le public. Ça a été une révélation. Iggy s’est dit: “Si ce gars-là le fait, alors nous aussi, avec les Stooges, on peut le faire !”. »

D’Antonin Artaud à Carlos Castaneda James Österberg a été surnommé « Iggy » – diminutif d’«iguane » – lorsqu’il était batteur de son groupe The Iguanas, au lycée. Sa frénésie punk, sa pulsation épileptique, les trépidations de son corps vivace sont issues de sa formation de batteur et de bluesman.

David Bowie, Iggy Pop et Lou Reed (1972)
David Bowie, Iggy Pop et Lou Reed (1972)
Comme s’il puisait dans son cerveau reptilien le rythme aligné sur les battements de son cœur, devenus des tambours déchaînés, sous la peau tendue qui recouvre sa chair. On rejoint ce qu’Antonin Artaud appelait « le corps xylophène » après avoir expérimenté le peyotl hallucinogène des Indiens Tarahumaras. Le poète, dans Pour en finir avec le jugement de Dieu (1947), décrit un corps instrumental désarticulé qui libère les cris, les gestes et les visions de l’animal-esprit. Comme en écho, sur la pochette de l’album Raw Power (« pouvoir brut », 1973), Iggy s’enroule autour de son micro tel un animal totem sur sa branche. Avec ses yeux sertis de noir et sa bouche de salamandre aux aguets, il se donne à son public.

Collectif, fétiche, son corps est tribal. Du reste, les recherches de l’anthropologue américain Carlos Castaneda sur la quête d’un esprit tutélaire ont accompagné l’Iguane dans ses métamorphoses.

Alvin Gibbs se souvient d’Iggy assis dans le bus pendant une tournée, plongé dans Le Voyage définitif (Editions du Rocher, 1998) : « Iggy ressemble à un chamane. Il partage ses visions, commande les croyances. Il rampe comme un lézard, il hurle en enfonçant son micro dans la bouche, simule l’acte sexuel sur l’ampli...

C’est du sexe prédateur, la puissance sexuelle du rock liée par les hanches. Lorsque Iggy laboure son torse ruisselant de sueur, les yeux du public disent “nous sommes à toi, nous avons abandonné le monde ordinaire et nous avons atteint un stade collectif de transfiguration” », témoigne l’ex-bassiste, encore sonné par des années de tournées épiques.

Dans un autre genre, le chanteur Alice Cooper, créature tour à tour post-punk, glas ou freak métal, a été une chimère mi-homme mi-serpent, se pavanant partout avec son python nommé Kachina autour du cou, suscitant l’effroi, la fascination ou le rire. Au début des années 1970, Alice Cooper se veut vénéneux, obscène, visqueux. La Gorgone superstar, maquillée comme un personnage de kabuki sorti tout droit des ténèbres, va influencer aussi bien les New York Dolls que David Bowie.

Sang froid et héroïne


Jim Morrison
Jim Morrison
Si les frasques des rockeurs reptiliens nous fascinent, c’est parce qu’ils nous tendent le miroir d’un «nous » débauché, désinhibé, travesti. Elles sont un exutoire et un antidote à toutes nos folies contenues. Leur énergie libérerait nos instincts. Selon l’anthropologue Alain Froment (Anatomie impertinente, Odile Jacob, 2013), nous avons de beaux restes de nos ancêtres lézards : « Nos doigts de la main viennent des lézards, notre coccyx est le triste souvenir de notre queue, nos poils sont nos anciennes écailles et notre ADN garde en mémoire les résonances des reptiles que nous étions. Alors peut-être qu’Iggy Pop et ses collègues ont cette capacité d’entrer en connexion avec notre animalité primaire. »

Cette zoanthropie n’a pas échappé au zoologue américain Jason Head lorsqu’il a donné le nom du chanteur des Doors au Barbaturex Morrisoni, le plus gros lézard préhistorique connu sur Terre. Jason Head voulait honorer le « roi lézard», Jim Morrison, qui scandait, en 1968, son poème Celebration of the Lizard dans un chanté-parlé démoniaque. Une cérémonie de douze minutes souvent interprétée comme une invitation à pénétrer des espaces pleins de bestioles errantes et de reptiles obscurs : «Je suis le roi lézard / Je peux tout / Nous sommes descendus des forêts et des cascades (...) /Je peux vous dire les choses qu’on sait en écoutant une poignée de silence/ En escaladant les vallées dans l’ombre... »

L’adonis se mue en serpent clairvoyant, symbole de la connaissance, mais il est aussi le maudit, condamné à ramper, le sang froid contaminé par l’héroïne qui accélérera sa descente aux enfers. A la télévision, on se souvient du sourire candide de Michael Jackson qui caresse délicatement Muscles son python, assis sagement à côté de son producteur, Quincy Jones, pour la sortie de Thriller, en 1982.

« Michael Jackson est fasciné par son serpent qui peut l’étouffer ; en se liant d’amitié avec Muscles, il espère prendre de sa puissance, devenir immortel d’une certaine façon, analyse le sociologue du corps Philippe Liotard. Le serpent, c’est évidemment le sexe, la drogue et la mort, mais c’est aussi la souplesse et la force.

Iggy Pop sur scène
Iggy Pop sur scène
Dans les années 1920, on entraînait les athlètes à ramper en espérant que, par analogie, ils deviennent aussi véloces que les serpents ou les lézards. »

Ces croyances antédiluviennes sont issues de la fascination que l’homme voue aux reptiles, du dieu égyptien à tête de crocodile Sobek à la salamandre incombustible adoptée par François 1 ercomme corps et devise, en passant par les tatouages de gecko qui, chez les Maoris, symbolisent le bonheur et la sagesse. Denis Bortek, le chanteur du groupe français culte des années 1980 Jad Wio, a un gecko tatoué sur la cheville, comme feu Daniel Darc. Sur scène et dans ses clips, son jeu androgyne reptilien vient de l’influence d’Iggy Pop, mais aussi de ses origines marocaines, lorsque, adolescent, il scrutait la danse des serpents de la place Jemaa El-Fna, à Marrakech : « J’avais un corps très souple, j’en faisais ce que je voulais. Malgré ma timidité, je m’offrais au public, je me foutais à poil et, après le concert, je me faisais insulter violemment. Pourtant, l’époque était plus libre. Aujourd’hui, qui se montre ? »


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